Déjouant les mécanismes de représentation, les œuvres de Laurent Faulon opèrent des brèches, des écarts et des glissements entre des systèmes symboliques. Des premiers gâteaux, matelas et saucisses vus à Grenoble au milieu des années quatre-vingt-dix au Brise-Glace – squat proche du CNAC-Magasin où Paul Mc Carthy vint lui rendre visite – au Paysage de fantaisie 1 et 2 (1997, 1999) jusqu’au Réassort de la galerie Bikini (2022), c’est une économie du désir qui se déploie dans une histoire de la sculpture. Celle-ci entendue comme sculpture sociale, élargie à la question du style comme refus, transgression des codes, qui investit l’espace du commun. En tension, à partir d’une pratique performative dont le corps de l’artiste fut l’acteur et dont celui qui regarde devient receveur. C’est un Flux Tendu (2016), qui questionne les modes de production, celui de la chaîne de montage mais aussi de l’ordre social ou « chaine de la vie »1
. Au post-fordisme et post-capitalisme, Laurent Faulon répond par un surgissement, toujours renouvelé, du reste, rendu impraticable. Celui des matières premières rendues mortes, déchets soumis au fonctionnalisme mais réinvestis par la vie.
Il ne paie pas le tribut de la représentation idéalisée mais rend compte d’une réalité. Celle d’après la fête (nationale), qui prend le parti et le pari de la confrontation avec ce qui reste. En réintroduisant du gras, du sale, du fluide et en utilisant des choses qui ont vécu, Laurent Faulon crée des objets témoins. Démis de leur fonction première, ils trouvent dans un nouvel usage, symbolique, une seconde vie. Il les inscrit par rapport au ready made de manière critique : il les restitue au réel par une forme de feed-back. Il ne s’agit pas uniquement de sortir l’objet du super marché pour le mettre au musée mais de produire des actes artistiques dans l’hyper-marché général. À la promesse d’une satisfaction immédiate qui crée des boucles de dépendance, Faulon répond par des Ronds dans l’eau (2010). Sur l’étagère d’un centre d’art, suspendus aux crochets d’une chaîne de production, sur le sol d’une église, ses objets sont irrécupérables. Ils dépassent la problématique post-moderne de l’étagère ou de la vitrine et de l’appropriation (Haim Steinbach, Bertrand Lavier). Les choses ont vécu, elles sont post-consommées. D’accessoires elles deviennent objets scéniques, outils d’une histoire dont l’intrigue est suspendue. L’hyper-marché de Laurent Faulon contient les chapitres d’un récit non linéaire, qui dialogue avec la post-performance et les nouveaux matérialismes2
. Les strates composent un mille feuilles dont la crème est périmée, non consommable. On peut voir une mise en tension dans sa constante subversion du style, transgression des codes et détournement de l’ustensilité des espaces d’art en espace de travail (et vice-versa). Il n’en va pas uniquement d’un renversement de hiérarchie (haut/bas, sous-culture/culture dominante), mais plutôt d’un jeu constant avec l’ambivalence. Celle de l’inquiétude et de l’adoration des objets ordinaires qui sont détournés de leur fonction première pour gagner une fonction symbolique. Cette dialectique joue des oppositions action/réaction, outil/décor, inquiétude/rire.
Laurent Faulon Sculpture à charge
Focus
DU VERTICAL À L’HORIZONTAL : NON HÉROÏQUE
En 2006, la Chapelle Ardente au Mamco, à l’étage dévolu à Donald Judd, m’a saisie. Quarante-deux réfrigérateurs usagés bourdonnaient de sons produits par les moteurs hoquetants. Alignés comme des cercueils, les carcasses bossuées devenaient des métaphores de linceuls en attente. L’artiste parle de « requiem électroménager »3 . Au sol, tels des socles blancs ils évoquent les formes minimalistes, le finish fetish en moins. Au polissage des specific objects répondent les stigmates des surfaces abîmées d’objets génériques. Cabossées, non fonctionnels, les frigos devenaient les symboles d’un avenir « prêt à enterrer ». Et pourtant, le son singulier émis donnait à cette « sculpture morte » toute la promesse d’une sur-vie, post-industrielle, recyclée. De choses immobiles freeze, comme l’on dit d’une image arrêtée, ils passent au statut d’ob-jets, jetés devant nous, « prêt à penser ». Ils nous font regarder vers le bas, au sol, tandis que les gâteaux se tiennent en équilibre précaire, entre le plafond et des tubes d’échafaudage, en prévision de la chute. Still Alive (2011), traite la pierre gravée lancée sur des vitres posées sur des tatamis comme une borne indiquant le prix du granit. Ce qu’on pouvait prendre pour une épitaphe en kanji sur une stèle est une mesure littérale. Cela engage une tension continue entre valeur d’usage et plus-value sentimentale. Ce qui vit, encore, c’est la force du combat. À l’agonie d’un monde d’avant, il répond par l’agonisme, le combat qui relève aussi d’une catégorie du jeu4 .
C’est « jeu méchant », qui ne joue pas selon les règles normées mais pointe les hiatus, l’autre côté du symbole. Une fausse monnaie.
LA MATIÈRE DU MONDE, OBJETS SANS QUALITÉ POUR HOMME SANS CONTENU :
De quels objets s’agit-il ? Triviaux, banals, achetés en lots, accessoires pour l’enfance, véhicules, tables et chaises de jardin, ils constituent un Ideal Standard (2023, Centre d’art L’Onde) domestique. Ils perdent leur fonctionnalité première mais gagnent une efficacité. Celle de la plus-value artistique. Tantôt supports ils deviennent socles ou scènes. La vidéo Garden Party (2008) est exemplaire de leur usage détourné. C’est une base mouvante, qui tangue sous le poids des sauts de l’artiste, sculpture vivante. Uniquement chaussé de baskets, il opère une mise en mouvement du monument. L’oxymore composé d’idéal et standard induit une mise en doute des hiérarchies. Le Discobole de Myron (Ve siècle AEC5
) est revu à la mesure d’un homme moyen, sans qualité, non-canonique. Une autre Table (2008), un pied posé sur une plaque de cuisson, s’affaisse puis retrouve son équilibre.
D’autres fois ce sont des véhicules (Chevrolet, Peugeot 106, Motos, Harley Davidson…) qui symbolisent des typologies de masculinité. Les sept motos enduites de graisse Heavy Rider (2010), perdent leur dimension impressionnante de chevaux mécaniques. Engoncées dans la graisse industrielle qui les recouvrent elles deviennent sculptures. Des serviettes blanches, éléments récurrents, sont là pour s’essuyer si on les touche. Le toucher fait donc trace, anagramme d’écart, c’est le double risque de se salir au sens littéral, mais aussi de faire œuvre, qui est proposé. L’imaginaire cinématographique (Sept Mercenaires, Sept Samouraïs) est renforcé par le titre, clin d’œil à Easy Rider ; il évoque la gravité, le poids d’un corps alourdi.
Quel corps ?
Un corps absent, dont la forme hante en creux les objets scénarisés.
On peut voir un anthropomorphisme à l’œuvre dans l’usage récurrent d’objets liés à l’hygiène ou au sport. Ceux-ci sont rendus insaisissables : vélos d’appartement recouverts de silicone Weiss Fitness Zentrum (2013), Cheval d’Arçon (2008), enduit de vaseline. Les tables de soins, porte-serviettes, constituent des arrangements qui mettent en scène un corps contraint. Body Building, (2013), Massage Salon (2013), les titres sont une adresse à un corps optimisé par la machine. Celle-ci est souvent inutilisable, recouverte d’un engobe poisseux, qui rend l’objet impraticable et la promesse reportée. Désirons sans fin(2008) semblent dire ces objets insaisissables, dont la gangue devient le territoire d’un espace critique : « une plus-value discursive », dit-il. Laurent Faulon transforme le corps compétitif, au sens d’une performance capitalisable, en un corps post-performé au sens d’un acte réflexif. Les objets sont à leur tour « post-consommés ».
En témoignent les traces, celles des serviettes éponges ou peignoirs blancs, maculés d’une couleur glaise. Ils appartiennent et se situent dans une histoire qui invente ses propres contre-rituels. Ils servent à définir une réalité. En cela ils créent un contre-espace, politique.
C’est un corps au travail mais contre-performant, contre-productif, en creux ou en trop, qui fait du gras, qui dégouline, qui chancelle et fait trace. Celui du clown qui tombe, de l’anti-héros, du rebelle sans cause.
Corps contraints, comme les boudins de terres exposés dans un lieu de gym. Sacs de punching-ball amollis, couchés, ces saucisses géantes, sanglées sur table, se distinguent des corps idéaux ou des produits dérivés.
CONTRE FORMES – PRENDS GARDE – ON NE JOUE PLUS
À la notion de modèle idéal ou de moulage propre à la sculpture et à la production sérielle, l’artiste répond par une économie du fait main (mini sculptures en terre, ateliers pour enfants) ou de la contre-forme. Lorsque l’on fait une sculpture en métal, on commence par faire prendre une empreinte, faire un moule. Parties et contre-parties. Cela produits des scories, résidus qui prennent la place du produit fini. Chez Laurent Faulon, le moulage équivaut au produit fini, la contre-partie est égale à la sculpture, l’emballage vaut autant que le cadeau.
À la production en série du même, Laurent Faulon répond par une fausse chaîne de montage. Les mêmes gestes ne produisent pas les mêmes formes. Une Peugeot 106 est incendiée puis vernie, le moulage de son habitacle et la fonte de ses parties plastiques produisent des actes et des œuvres. La répétition du même produit de l’Autre. Il rend visible le travail. (Viandes Foraines, 2017, Friche Belle de Mai). Déjà en 2015 la Chevrolet n’existait que par sa contre-forme moulée en mousse de polyuréthane : l’intérieur devient extérieur, le vide, plein.
Un antagonisme nait de l’opposition d’un système de production à celui de l’artisanat qui porte l’empreinte d’un geste. C’est aussi une économie de proximité. L’envergure d’un bras, la paume de main qui tremble. « À bien y regarder tout vacille, dit l’artiste ». Le vertige, Ilinx, produit par le tour du potier, s’est transformé en tremblement. Cela fait brèches ou failles dans la matière, celles des lavabos (Ideal Standard, 2022), et bidets en grès émaillé, vieux roses et marrons qui semblent ne pas avoir de structure portante. Leurs arêtes sont irrégulières, les contours flous, comme le cerbère à la tête tombée de 3 BRO (2020). Trois frères moins un ? Le chien rappelle la philosophie cynique6
. C’est une figure d’alerte, et un gardien, sous l’apparence d’un objet garni de douceurs. Entouré de sodas sucrés bon marché, portant des bonbons dont l’usage n’est pas neutre ou parfois accompagné de calmants ou psychotropes. Les douceurs sirupeuses portent l’ambivalence du pharmakon, remède et poison. « Tout est poison. Rien n’est poison. Seule la dose fait le poison » disait Paracelse. À la satisfaction immédiate succède le manque et la dépendance.
La tension entre espace de production et de consommation se joue dans Produits Fatals (2015), exposition organisée entre deux lieux, le Centre d’art contemporain de St Fons et la BF15 à Lyon. Un système de vidéosurveillance rejoue l’opposition centre-ville et banlieue. Laurent Faulon remet au centre ce qui a été invisibilisé en périphérie, la marge. Installées sur des étagères, des formes récurrentes (gâteaux, couteaux ou scies électriques recouvertes d’un silicone noir, une moto enduite de graisse de moteur) attendent. Objets de tentation, ils présagent un danger, la coupure, la chute, les abus. Au-dessus, des machines de sport enduites de silicone réitèrent le vocabulaire coercitif pour un corps normatif, rentable. Ces sculptures sont des leurres : simulacres dysfonctionnels ils attirent et ne peuvent être saisis. Leur seul usage est poétique. L’étiquette du prix est remplacée par le cartel-label de l’artiste « LF ».
DYS-FONCTIONNELS. DARK SIDE : OMBRES
Les lavabos ne sont pas raccordés, leur disposition évoque plutôt des stèles, les gâteaux ne sont pas mangeables, le toboggan (Langue, 2011) recouvert de graisse industrielle n’est pas praticable. De même, les poussettes, sièges pour enfants et bascules de La Crèche Noire (2015), enduits de silicone, deviennent des contre-formes. Ils ne jouent plus. Opacifiés, ils font contre-point, une ombre, un envers du décor. On pense à l’origine même de la sculpture, le tracé du contour d’une silhouette : ce qui est perdu7 . C’est aussi l’ombre portée par la connaissance du réel. Les objets de L. Faulon s’interposent entre ce qu’on croit et ce qu’on voit : ils font interférence et créent une part d’ombre. Celle-ci nous renvoie à nous-mêmes, à nos croyances, aprioris, préjugés et font prendre conscience que nous sommes ce qui fait obstacle.
À la satisfaction immédiate promise, à l’injonction de jouissance, Laurent Faulon oppose une esthétique d’un factice de pacotille. Le fait-main redonne une économie d’un « commerce de proximité ». L’Autolaveuse, le Container ou le Transpalette (2019) sont des simulacres en papier mâché, des chars de Carnaval. Le charivari est le moment où les rôles s’inversent, l’ordre social est rompu.
C’est aussi inverser les espaces, déplacer ce qui est à l’extérieur à l’intérieur (comme les meubles de jardins ou les motos), ou faire de l’espace de l’usine celui du lieu d’art et vice versa. À nouveau, deux économies, celle de l’émotion et celle de la production, s’entrecroisent.
Le « fait main » artisanal questionne l’ère du post-medium ainsi que défini par Rosalind Krauss, c’est-à-dire à partir d’une interrogation sur la répartition des fonctions créatives. Au début de son livre Under Blue Cup (2011), elle demande pourquoi il y a neuf muses. C’est-à-dire pourquoi le système des arts a été divisé par genres. Cela rejoint l’interrogation de Jacques Rancière dans Le Partage du Sensible. Cette partition du sensible est celle du commun8 . Cela questionne la place de l’artiste, qui est à la fois à l’atelier et dans la cité. C’est une question politique, du choix de ce qui est dedans et ce qui est dehors.
DU COMMUN, ENSEMBLE
Quel ensemble ? Le « vivre ensemble » du bon sentiment ? L’ensemble mathématique qui regroupe et comptabilise, le groupe social ? La culture du « pack » ou du « packaging » correspond à une économie de pouvoir d’achat limité. Familles nombreuses, personnes à revenu faible, achètent souvent par paquets. C’est aussi une manière de faire consommer plus, des produits « bon marché », en quantité. Cela parle de deux choses : des moments de regroupements populaires (fête, bal, assemblée) et de la grande distribution.
Sur des tables recouvertes de toile cirée bleue, des packs de bières, de sodas, de pâtes, raviolis, pâté pour chiens…constituent ce qu’on retrouve sur les rayonnages des super-marchés et des placards disposés avec des modelages en argile réalisés lors d’ateliers pour enfants (Ensemble, 2009- 2022). Laurent Faulon crée des espaces dialectiques de confrontation qui disent quelque chose de la partition du monde. L’ensemble, c’est aussi le {set}9 au sens d’une mise en condition psychique (setting) et la définition d’un espace qui peut être scénique. Ici la mise en scène produit un espace social, les publics sont invités à participer et transformer les objets. Ils deviennent ainsi des événements visuels.
PROPRE – SALE.
De manière récurrente dans le travail, la partition se fait entre des oppositions : solide/liquide, mécanique/organique, brut/raffiné. Du « cru au cuit » selon la notion structuraliste de Lévi Strauss10 , en quelque sorte, c’est-à-dire retrouver dans le micro la structure du macro. Choix culturel, religieux, hygiène. C’est un marqueur culturel, comme le propre et le sale. La terre crue qui macule les serviettes blanches dans plusieurs œuvres de Faulon correspond à plusieurs niveaux de lecture possibles. Crue, matière brute, qui refuse le fini artistique et la pérennité que donne la cuisson à la céramique. Une tache sur une surface immaculée, pourrait s’interpréter comme « sale ». C’est encore bien un acte de retournement processuel, l’impasto préparatoire devient touche finale. Qu’est-ce que figure ce brun? La question est celle de la matière. « Matière » a plusieurs sources et significations. L’une d’elle est le bois (madeira), mais aussi la matière première, originelle, ou encore matière fécale, résidu de la digestion. Or la terre crue n’est pas digérée, elle résiste. Mélangée à l’eau, elle va ensuite sécher, craqueler et s’effriter. C’est à la césure entre le cru et le cuit, le propre et le sale, l’emballage non ouvert du paquet et le « consommé » que se place le travail ; sur cet « écart » dont l’anagramme est « trace », ce retournement de situation, que se joue l’équilibre précaire, celui d’une discorde (stasis) possible. Cette macula est une tache aveugle, qui évoque une action passée dont les objets sont témoins mais dont l’image a disparu.
MASSE CRITIQUE. FONTAINE INVERSÉE. MASQUE CRITIQUE.
Une esthétique des eaux usées, des fluides, s’oppose à celle du statique. Le point de rupture devient l’acte sculptural pour les différentes séries des Masse Critique. Les deux vidéos de 2005 et 2008 montrent des cartons d’emballage remplis d’eau jusqu’à leur éclatement. L’installation sonore de 2004, créée avec le musicien Antez, utilise de l’eau sale. Celle-ci vibre en formant des cercles mûs par les ondes. Certains cartons contiennent de la résine (2005) et laissent couler le liquide par le fond, comme un corps qui suppure et se vide. D’autres fois, les photos agrandies des cartons remplis d’eau sont collées sur les murs (2011). La surface s’étale, parfaitement lisse, reflète les architectures alentours. La masse critique, c’est le point atteint avant la fission nucléaire ou l’effondrement d’un trou noir. Ici, c’est le point tangible (apogée) avant l’effondrement des cartons. C’est le moment de bascule, ou quelque chose arrive, un événement. C’est le moment de passage d’un état à un autre. Le contenant est débordé par le contenu. Souvent le travail de L. Faulon se joue à ce moment de passage, d’un système à un autre. C’est lorsqu’une chose est obsolète qu’elle peut être révolutionnaire. Un congélateur devient caisse de résonnance pour la musique, un carton contient un liquide et cède sous la poussée, une poussette immobile devient un monolithe…
LE RETOURNEMENT DES IDÔLES. DÉ_MASQUER LA MASCARADE
Cette esthétique des fluides gagne sur le solide, ou plutôt opère sa transformation : en Transit. L’installation réalisée pour l’exposition éponyme aux ateliers Wonder-Fortin (Clichy, 2021) déploie un système en boucle, suspendu. L’inversion des fonctions et le renversement des codes de la sculpture se double d’une subversion du style. Le comique, la pacotille, la « sous-culture », à la fois rejetée, objet de soupçon, ou idolâtrée par le goût « kitsch », induit une inquiétude. Une série d’inversions opère ici, techniques et esthétiques.
Technique : la faïence émaillée est moulée dans des masques d’animaux (tête de cheval, de cochon) ou de personnages (homme au crâne rasé, de Joker, squelette, clowns…).
Esthétique : une adresse Fontaine de M. Duchamp (1917), urinoir retourné.
Fonctionnelle : le masque ne sert plus à couvrir un visage, mais devient réceptacle et se connecte au système d’évacuation des eaux usées du lieu.
C’est un circuit fermé, une forme de recyclage permanent. Double blasphème, envers l’iconique modèle de la modernité, arroseur arrosé à son tour, et le culte des idoles. C’est un clin d’œil aux jeux de massacre dans les fêtes foraines qui consistent à lancer des balles sur des figures de personnages connus. Doublement impossible, l’urinoir n’est pas utilisable, littéralement, pisser dans des têtes serait un acte d’infamie. Mais c’est aussi pousser au bout l’idée du ready made : des urinoirs déjà pissés.
Les mécanismes de re-présentation sont ainsi déjoués, retournés, comme les portraits de personnalités politiques que L. Faulon réalise. Il utilise des masques de farce et attrapes, comme matrices pour des sculptures en céramique. Suspendus à des crochets non loin de lavabos branlants et fendus, entourés de serviettes blanches derrière la vitre de la galerie Bikini (Réassort, 2022), ils font la blague. Ici la caricature, en tant que portrait à charge, prend tout son sens. Caricare signifie porter. Le grotesque des visages déformés aux traits accentués convoque l’Histoire. Celles des révolutions avec J.L David ou Daumier en France par exemple. Le masque est un outil récurrent du travail, en terre sur des piques déjà (Masques, Cap St Fons, en lien avec Les Produits Fatals, 2015), avant d’être cette fois-ci moulé en thermoformage.
Porter un masque, révéler la prétention par l’exagération, c’est une dénonciation critique. L’humour est alors une arme. Retournement de peau, et de situation, c’est l’acte du bouffon qui parodie le pouvoir. L’imitation, mimicry, est une forme de défense et un outil de combat, comme le camouflage. Le faux-semblant dit déjà que le paraître n’est pas l’être. C’est aussi une question de classe sociale, de style et de personne. La persona est le masque de théâtre Grec que l’on porte devant soi et qui porte la voix. Prétendre, jouer à faire semblant, c’est dénier le réel, c’est une forme de protection. Mais démontrer et soulever la peau, pellicule qui recouvre, et donner à voir l’autre face, c’est dénoncer, avec humour, un état de fait.
Ces objets les plus triviaux sont utilisés pour prendre à revers le style dominant. Chez Laurent Faulon, cela se fait par et dans la gravité au double sens du poids des choses et de questions de sculpture. Devant la vitre de Bikini et le Réassort, nos faces se reflètent dans le grand verre. Suspendus comme la peau de Michel-Ange , les masques d’hommes politiques déclinent un Grand Guignol. Ils sont comme les oripeaux ou costumes de Moules Mâliques, pendouillant au-dessus d’une série de lavabos en céramique. À distance, intouchables, entourés par des porte-serviettes ; silencieux.
Le grotesque semble pris dans le paradigme de l’ironie, mais c’est un stratagème. Laurent Faulon crée des situations qui nous demandent de prendre garde à la chute, possible.
- La scala naturae est un ordre, un classement linéaire et hiérachique, un « scalisme », présent dans la plupart des philosophies antiques et reprises par les dogmes chrétiens, sur lesquels s’appuient les monarchies absolues. Celle-ci sera remise en cause par la théorie de l’évolution de Darwin. ↩
- Post-performance (future) : concept inventé par l’auteure pour désigner l’impact de la performativité sur les arts visuels. Ici c’est la notion d’objets scéniques ou de post-props qui m’intrigue. Notamment à partir du « perfurniture », qui prend racine dans le vieux français « parfournir », qui veut dire donner forme, notamment pour un meuble. ↩
- Les citations tout au long de cet essai reprennent les propos de l’artiste qui ont été recueillis par l’autrice lors d’une série d’entretiens et d’échanges (hiver 2022 et printemps 2023). ↩
- Roger Caillois, Les Jeux et les hommes: Le masque et le vertige, Paris : Gallimard, Folio Essais, 1967. Caillois énonce quatre catégories du jeu : Agôn, qui relève de la compétition. Alea : le hasard, IIinx : le vertige et Mimicry : l’imitation. ↩
- AEC : Avant l’ère commune ↩
- Cet adjectif « cynique » est appliqué à l’école philosophique de Diogène et à son attitude d’indépendance morale mais aussi à sa liberté de ton et d’agissement dans l’espace public. Il est dérivé de Kunos qui a la même racine que « chien » (canis) et est utilisé pour désigner un gardien. ↩
- L’histoire racontée par Pline de la fille du potier Dibutades qui traça les contours de son fiancé afin d’en conserver les traits. ↩
- Jacques Rancière dans le chapitre « Le partage du sensible et du rapport qu’il établit entre politique et esthétique » : J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives. (…) Le citoyen, dit Aristote, est celui qui a part au fait de gouverner et d’être gouverné. Mais une autre forme de partage précède cet avoir part : celui qui détermine ceux qui y ont part. L’animal parlant, dit Aristote, est un animal politique. Mais l’esclave, s’il comprend le langage, ne le « possède » pas. Les artisans, dit Platon, ne peuvent s’occuper des choses communes parce qu’ils n’ont pas le temps de se consacrer à autre chose que leur travail. Ils ne peuvent pas être ailleurs parce que le travail n’attend pas. Le partage du sensible fait voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il fait, du temps et de l’espace dans lesquels cette activité s’exerce. Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris : La Fabrique, 2000, p.12 ↩
- {set} : mon emploi du terme ainsi relève de mes recherches sur la post-performance future. Il s’agit à la fois de considérer le set en tant que scène, ainsi que le set de télévision, qui peut être l’objet moniteur-meuble mais encore la notion d’ensemble mathématique qui, en anglais, se dit set et s’écrit avec des accolades. La théorie des ensembles, dans les mathématiques modernes, a eu un impact sur l’enseignement et l’apprentissage de nombreuses générations. ↩
- Claude Lévi Strauss, Mythologiques. Le cru et le cuit, Paris : Plon 1964. ↩
Par DDA Genève