Dresser le panorama même partiel de l’émergence de l’art contemporain à Genève dans les années 1970 est complexe. Aux archives de l’époque s’ajoutent les recherches récentes, expositions ou ouvrages emmaillés de récits des acteur-trice-x-s qui témoignent à des années de distance de leurs débuts et commentent ce temps qu’ils ont vécu. L’interview de John M Armleder par Melissa Rérat en 2011 fourmille d’informations1 . Tenter une synthèse demande de se tourner vers une véritable constellation de sources, de s’intéresser à de nombreuses initiatives dont certaines sont mieux documentées que d’autres. Le rapport Clottu, du nom du président de la Commission fédérale d’experts, chargée de l’étude concernant la politique culturelle suisse de 1970 à 1975, est publié en 19762 . Reposant sur une enquête menée, entre autres, auprès des artistes par 14 journalistes mandaté-e-x-s par l’OFC (Office fédéral de la culture), ces quelques 500 pages donnent une vision générale de l’art et de ses milieux en Suisse tout à fait éclairante.
Par DDA Genève
Post Tenebras Lux : sous-sol, expérimentation, solidarité et émergence d’une scène contemporaine à Genève
Le groupe Ecart, créé en 1969 et acteur important de cette période, a fait l’objet d’expositions et de nombreuses publications. L’Irrésolution commune d’un engagement équivoque, Ecart, Genève (1969 – 1982) de Lionel Bovier et Christophe Cherix 3
constitue une véritable enquête sur le mouvement genevois et la période. Un site dédié aux archives Ecart complète Almanach Ecart, Une archive collective, 1969-2019, ouvrage issu d’un programme de recherche mené par Elisabeth Jobin et Yann Chateigné, publié par Art&Fiction et la HEAD-Genève en partenariat avec le Mamco en 2020.
Les médias de l’époque rendent compte de l’activité des galeries. L’ouverture de la coopérative d’artiste Aurora fait, par exemple, l’objet d’un reportage diffusé sur la TSR (Télévision suisse romande) le 19 mai 1968 et d’un article de Jean-Luc Daval, historien de l’art et doyen de l’ESAV (École supérieure d’art visuel et actuelle Haute école d’art et de design de Genève – HEAD), dans le Journal de Genève du 21 mai 1968. Catalogues et plaquettes diffusées par les galeries montrent une activité intense. Ainsi la galerie Marika Malacorda, publie en 1978 Genève : 10 Expositions, 1976-1978 4
. Cette histoire est aussi ressaisie aujourd’hui et le site du collectif Rosa Brux mis en ligne pour l’exposition Essayer encore. Rater encore. Rater mieux, qui s’est déroulée au Commun à Genève en 2018, donne des notices sur les galeries Aurora et Gaëtan. Philippe Deléglise, qui a activement participé à cette aventure, m’a amicalement transmis deux textes inédits qui présentent les liens entre la Galerie Gaëtan et son collectif d’artistes dès 1976, les Messageries Associées.
La création en 1974 par Adelina Von Fürstenberg du Centre d’art contemporain de Genève, première institution d’art contemporain en Suisse romande, est d’abord documentée par les catalogues de ses expositions. Cette histoire est aussi esquissée par Françoise Ninghetto dans Artistes à Genève de 1400 à nos jours, dirigé par Karine Tissot et publié en 2010 par les Éditions Notari. Elle est plus amplement développée dans l’ouvrage Centre d’Art Contemporain Genève 1974-2017, édité par Andrea Bellini et Les presses du réel en 2017.
Interviewée par Samuel Schellenberg pour le Kunstbulletin, dans l’article « Les artistes sont ma famille », Adelina von Fürstenberg raconte son parcours et donne le contexte de cette époque. Photographing Art de Franz Egon von Fürstenberg, publié aux Éditions Skira en 2022, documente par l’image non seulement les expositions du Centre d’art contemporain, mais garde aussi la mémoire des nombreuses rencontres, actions éphémères, performances et événements allant au-delà de la simple présentation d’œuvres d’art. Ces photographies rendent compte de la diversité et du foisonnement des activités autant qu’elles restituent une ambiance.
Parmi les nombreux-se-s acteur-trice-x-s qui ont favorisé cette émergence, l’École des Beaux-Arts a participé à cet écosystème. L’ouvrage Artistes et professeurs invités 1975-1985, rédigé par Catherine Quéloz et publié en 1987 par l’ESAV, informe sur les rapports entre l’École et les lieux d’art. La récente exposition des cahiers d’artistes de la Société des arts 5 montre l’importance de cette institution pour les jeunes artistes sortis de l’École et exposé-e-x-s à la Salle Crosnier grâce à une programmation initiée en 1976 par Marika Malacorda, alors directrice du lieu. Enfin, les collectionneurs comme André L’Huillier - dont la Villa Bernasconi a montré en 2015 les œuvres acquises en 1974 dans l’exposition AL’H, une année dans une collection genevoise - ont une place importante. Leur Association pour un musée d’art moderne (Amam) débouchera 20 ans plus tard sur la création du Mamco qui ouvre une nouvelle période, tout aussi féconde mais plus institutionnelle.
En 1970, la TSR diffuse un reportage intitulé L’art pour tous, dans son émission culturelle Carré bleu consacrée à une exposition présentée au Grand Passage. Exposer de l’art contemporain dans un grand magasin, à des fins de démocratisation, voilà qui pourrait faire consensus mais qui fait polémique. Environ 100 artistes de 50 pays exposent et mettent en vente leurs œuvres à des prix qui défient ceux des galeries. Les galeristes accusent d’amateurisme les organisatrices. Elles se défendent au nom de l’accessibilité et de la chance d’exposer données au plus grand nombre. Le directeur de l’établissement pense qu’en faisant la promotion de l’esthétique il crée un « good will ». Lise Girardin, première femme élue au Conseil administratif de Genève et qui fit trois législatures à la tête du Département de la culture et des Beaux-Arts, déplore d’avoir parrainé l’évènement. ARP Jacquard, artiste exposant, rappelle le peu de galeries intéressantes à Genève. L’essayiste John Berger exprime sa déception face à la médiocrité des œuvres et le nombre restreint d’artistes locaux-le-s exposé-e-x-s.
Que cette exposition anecdotique fasse l’objet d’un long reportage dans une télévision où les arts plastiques sont portion congrue est révélateur d’une situation et d’un manque. Assurément, Genève n’est pas Bâle qui a vu en 1967 les citoyens défiler dans la ville pour réclamer l’achat de deux œuvres de Picasso prêtées au Kunstmuseum et alors mises en vente par leur propriétaire. Genève n’est pas Berne où, la même année, Harald Szeemann invite Christo à emballer la Kunsthalle qu’il dirige. Deux ans plus tard, il y présente Quand les attitudes deviennent formes, une exposition qui va marquer l’histoire de l’art contemporain.
Ce contraste entre Suisse romande et Suisse alémanique est rendu criant lors de la biennale de Paris de 1971. Jean-Christophe Ammann, commissaire de l’exposition suisse, justifie l’absence d’artistes romand-e-x-s par la faible intensité de l’art actuel à Genève. Cet art actuel qui s‘exprime dans de nouvelles formes, celles-là même repérées et exposées entre autres par Szeemann, semblent donc n’avoir qu’une existence réduite, sans lieux ni structures pour les accueillir et les promouvoir.
Le 21 mai 1968 Jean-Luc Daval, salue pourtant déjà dans le Journal de Genève l’ouverture de la galerie Aurora : « une galerie pas comme les autres (…) ». En effet, ouverte par cinq artistes, elle se présente sous la forme d’une coopérative. Daval insiste sur les buts visés « surtout la galerie Aurora - et c’est là son originalité - n’entend pas doter Genève d’un nouveau magasin d’art, mais d’un centre vivant de culture qui s’appuiera sur une association de membres adhérents. »
Aurora, est pionnière. Elle précède d’un an la fondation du groupe Ecart par John M Armleder, Patrick Lucchini et Claude Rychner qui ouvrira sa propre galerie en 1973 tout comme la galerie Gaëtan.
Point important, Daval sépare bien, dans son article, magasin d’art à même d’exposer et vendre des objets et lieu de culture ouvert à des présentations plus éphémères et des débats. Le terme de galerie désigne dès lors deux réalités différentes qui coexistent, celle classique qui vend tout en faisant la promotion des artistes et celle, comme Aurora, tenue par des artistes, qui informe, documente et diffuse. Dans l’émission En marge, diffusée le 19 mai 1968 sur la TSR, le collectif explique que la galerie est conçue pour donner des œuvres à voir plutôt qu’à vendre. « On aimerait que la peinture, que la sculpture ne soient plus des objets de luxe que ne peuvent s’offrir uniquement des gens privilégiés pour mettre au-dessus du buffet de la salle à manger… ». Sans dénigrer les autres galeries, l’un des protagonistes6
explique qu’une galerie commerciale, qui doit rentrer dans ses frais, ne pourrait pas s’adjoindre autant de forces intellectuelles et rémunérer le travail que fait la coopérative sans l’engagement de ses bénévoles.
Comme le souligne Philippe Deléglise, informer est le maître mot du milieu artistique de cette époque. C’est ce que fait le groupe Ecart en 1969 avec le Happening Festival auquel participent Beuys, Brecht ou Cage présents sur place, par téléphone ou télégramme. Organisé dans les sous-sols de l’Hôtel Richmond, cette manifestation donne à voir des pratiques encore peu visibles à Genève. À la fois groupe d’artistes, espace indépendant et maison d’édition, Ecart deviendra un lieu de référence en Europe où se diffusent des pratiques artistiques liées à Fluxus.
Dans son propos liminaire du chapitre V consacré aux galeries d’art, le rapport Clottu remarque que « certaines galeries consacrées à l’art contemporain jouent un rôle grandissant dans la vie culturelle de notre pays. S’attachant à présenter et à diffuser les œuvres des peintres et des sculpteur-trice-x-s d’aujourd’hui, elles sont autant de petits centres d’information qui mettent le public en contact avec la production contemporaine la plus récente et incitent les particuliers et les musées à constituer des collections »7 . Il indique également que « dans une large mesure, il manque des forums de discussion où l’artiste peut se présenter lui et son travail, où ses partenaires peuvent en même temps être confrontés avec des questions artistiques générales ou particulières. Ces lieux de discussion pourraient, s’ils étaient développés, conduire à une intégration accrue de l’artiste (et de l’art) dans la société contemporaine, ce qui ne laisserait toutefois de rendre nécessaire d’autres formes de “présentation artistique” que la simple exposition »8 .
À défaut de Kunsthalle et avant la création du Centre d’art contemporain en 1974, c’est au musée de prendre en charge l’exposition et la promotion de l’art contemporain et de ses formes nouvelles. Charles Goerg, conservateur du Cabinet des estampes du Musée d’art et d’histoire – auquel Christian Bernard (inventeur et premier directeur du Musée d’art moderne et contemporain de Genève – Mamco) a rendu hommage en donnant son nom à une salle du Mamco, comme il l’a fait aussi pour Marika Malacorda -, a œuvré à cette diffusion.
Durant l’été 1973, le Musée d’art et d’histoire accueille au Musée Rath et au Cabinet des estampes Art du XXe siècle. Collections genevoises. Cet accrochage tend à prouver par le nombre important d’œuvres modernes et contemporaines dans les collections privées genevoises un réel intérêt pour la création contemporaine. À la suite de l’exposition, l’Amam est fondée au Musée d’art et d’histoire (MAH). L’article 2 de ses statuts est clair :
« Promouvoir la création d’un musée d’art moderne à Genève, d’étudier les modalités de sa création et de son fonctionnement, de recevoir en dépôt ou sous forme de don des œuvres d’art aux fins d’être exposées au public et, d’une manière générale de promouvoir la connaissance de l’art contemporain. ».
Réunissant collectionneur-euse-x-s et professionnel-le-x-s, l’Amam monte des expositions dans une salle du MAH avec les œuvres qu’elle acquiert pour constituer une collection qui sera à l’origine de la création du Mamco en 1994.
Du 7 mars au 15 avril 1974, le Musée Rath accueille Ambiances 74 : 27 artistes suisses, manifestation itinérante qui favorise les échanges culturels entre les communautés alémanique, romande et tessinoise. Vingt-sept artistes peu connu-e-x-s hors de leurs régions respectives exposent, dont John M Armleder et le groupe Ecart, Gèrard Minkoff, Urs Lüthi, Daniel Spoerri, Rolf Iseli, Jean Otth, André Thomkins, Hans Rodolf Giger et Hans Rodolf Huber9 . Lors des trois soirées d’ouverture, plusieurs membres du groupe Ecart donnent des performances dont ils déclinent à chaque fois les modalités d’exécution. John M Armleder, Gérald Minkoff, Muriel Olesen, Claude Rychner et Patrick Lucchini rejouent Changes no 3, troisième version d’une partition déjà présentée le 25 octobre 1973 à la Galerie Gaëtan de Carouge et le 19 janvier 1974 au Kunstmuseum de Winterthour.
À la suite de cette exposition, Adelina von Fürstenberg – qui en était une des commissaires – crée le Centre d’art contemporain. Ce lieu de rencontre et de recherche articule expositions, conférences, concerts et performances. Pluridisciplinaire de fait, il présente ce qui n’entre pas dans les galeries traditionnelles. Son intérêt porte plus sur l’expérimentation, le processus de création que sur le produit fini. Comme le dit Adelina von Fürstenberg : « Avant d’être un lieu c’est un état d’esprit, une communauté » qui connaitra plusieurs localisations.
Si, comme elle le raconte pour le Kunstbulletin, la création de la première Kunsthalle de Romandie fut d’une simplicité qui laisse aujourd’hui rêveur, elle devra pourtant attendre sept ans pour obtenir une subvention annuelle :
« Je suis allée voir Charles Goerg et lui ai demandé de me trouver un espace d’exposition. Il m’a dit que le seul endroit disponible était le sous-sol de la salle Simon I. Patiño à la Cité universitaire. Un lieu un peu ingrat, sous le théâtre, où je pouvais disposer de 13000 francs de subvention par année. J’ai tout de suite accepté. Sur le mur de l’escalier qui menait au sous-sol, j’ai fait mettre le panneau « Centre d’art contemporain », un titre qui n’existait pas encore. L’histoire est donc née comme ça, avec une succession naturelle d’événements, de rencontres et d’amitiés, sans aucune stratégie - et cela a continué pendant toute la période où j’ai dirigé le Centre d’art. C’est important de le souligner »
Le Centre d’art contemporain s’inscrit initialement dans l’espace culturel de la cité universitaire. Alors que le rapport Clottu note que « l’art contemporain est rarement aux programmes d’histoire de l’art universitaire, Genève fait exception puisque des mémoires de licences portent sur des artistes suisses vivants »10 . L’arrivée en 1975 de Maurice Besset, ex-conservateur du musée de Grenoble, renforce cette présence contemporaine à l’Université de Genève. Premier professeur en Europe chargé d’un programme uniquement consacré à l’histoire de l’art et de l’architecture contemporaines, il marquera plusieurs générations d’étudiant-e-x-s.
Parmi les facteurs favorisant la cristallisation d’un milieu de l’art contemporain à Genève, l’École des Beaux-Arts, réformée en 1971, prend une part importante. En septembre de cette même année, dans le sillage des mouvements étudiants de 1968, Michel Rappo est appelé par des enseignant-e-x-s à diriger l’École des Beaux-Arts et celle des arts décoratifs de Genève. La volonté de hisser l’école rebaptisée ESAV - École supérieure d’art visuel - au niveau des hautes études passe par le rehaussement de l’âge d’entrée de 15 à 19 ans, des exigences plus grandes envers les candidat-e-x-s, un renforcement de l’enseignement théorique et la création d’un pôle mixte média. La création d’options et de crédits capitalisables responsabilise les étudiant-e-x-s qui organisent leur formation. Répondant aux revendications des étudiant-e-x-s, les évaluations à huis clos se transforment en jurys publics.
L’école multiplie les relations et les interactions avec les institutions existantes. Elle encourage et facilite l’ouverture des lieux alternatifs gérés par les étudiant-e-x-s. En 1972, l’école qui accueille alors 35 élèves, participe à l’émergence d’un intérêt nouveau pour l’art contemporain.
En 1974, Silvie et Chérif Defraoui fondent et dirigent la section « médias mixtes ». En 1975, ils présentent leurs premiers travaux communs à la Galerie Gaëtan qui avait déjà présenté en 1971 la première exposition personnelle de Chérif Defraoui. Par ailleurs, le couple fait partie des Messageries Associées qui reprennent pour partie l’activité de la galerie. En 1976, le Centre d’art contemporain leur consacre l’exposition Les Lieux de mémoire.
Dans sa préface au livre consacré aux artistes et professeur-e-x-s invité-e-x-s à l’ESAV dans la décennie 1975-85, Rappo parle d’une « Expérience d’osmose entre l’activité interne d’une institution pédagogique et l’actualité artistique vécue » et Daval de « complicité entre l’école et le centre d’art »11
. Adelina von Fürstenberg note de son côté un jeu de troc : « accrochage, traduction des étudiants contre intervention des artistes »12
.
En 1975, les étudiant-e-x-s de l’atelier Defraoui rencontrent Sarkis qui expose Blackout au Centre d’art contemporain. Ces mêmes étudiant-e-x-s exposent aussi dans le sous-sol de Patiño alors que Luciano Fabro expose au Centre d’art et une rencontre est organisée. En février, Daniel Buren débat avec les étudiant-e-x-s de l’ESAV du lieu dans lequel s’inscrit le travail artistique. En 1976, John M Armleder accueille les étudiant-e-x-s à la galerie librairie Ecart et les étudiant-e-x-s du séminaire de Catherine Quéloz participent à la réalisation d’un Wall Drawing de Sol LeWitt au Centre d’Art contemporain. En 1977, le Centre d’art et l’Amam organisent conjointement un festival vidéo dans les salles du MAH auquel participent les étudiant-e-x-s de l’ESAV. Toujours en 1977, Catherine Quéloz invite dans son séminaire Vito Acconci, présenté au Centre d’art contemporain, puis Abramović/Ulay qui performent dans la salle de l’Amam au MAH à l’invitation de la galerie Malacorda. L’intervention de Daniel Buren Fond-Forme en 1978 se déroule à la fois dans les espaces du Centre d’art et dans le hall de l’École des Beaux-Arts au boulevard Helvétique.
Ces exemples parmi d’autres, montrent l’importante synergie entre galeries privées, centre d’art contemporain, école d’art et université, artistes et collectionneur-euse-x-s qui créent un réseau et font circuler des informations.
Parmi les rares institutions qui font la promotion de l’art contemporain, la Société des arts, déjà à l’origine de l’enseignement du dessin à Genève, est souvent oubliée. En 1976, elle ouvre la salle Crosnier sous la direction de Marika Malacorda, à de jeunes artistes. À ce jour, 245 ont non seulement été exposé-e-x-s, mais ont bénéficié chacun-e-x de l’édition d’un cahier d’artistes lié à ces expositions et qui les documentent 13
.
L’art contemporain, qui a aujourd’hui pignon sur rue, est venu au jour à Genève depuis les sous-sols, ceux de l’hôtel Richemond pour Ecart, ceux de la Cité universitaire pour le Centre d’art et les caves d’un hôtel particulier pour la galerie Aurora. Ce réseau repose d’abord sur des personnalités passionnées et engagées. Les artistes prennent largement part à la diffusion et à l’information. Les collectifs et les initiatives personnelles trouvent aussi des alliés dans les institutions. Le MAH, l’Université ou l’ESAV facilitent les initiatives. Quelques collectionneur-euse-x-s et amateur-trice-x-s éclairé-e-x-s d’art contemporain apportent leur appui et créent l’Amam qui permettra de passer à l’étape suivante avec la création du Mamco.
Tou-te-x-s les acteur-trice-x-s de cette phase d’émergence dénoncent une forme de dénuement et le manque de moyens, mais affirment aussi combien il était plus facile de faire. Adelina von Fürstenberg parle de famille et les images des vernissages montrent une proximité et une solidarité devenues plus rares. Quant à Armleder, il raconte comment Warhol signe tous les documents qu’il a réunis sur lui : affiches, livres et multiples lors de sa venue sur le premier stand Ecart de la foire de Bâle14
. Cette convivialité, inévitable source de nostalgie, ne doit pas faire oublier la très grande précarité qui a accompagné ces initiatives qui ont ouvert la voie. Certaines d’entre elles ont heureusement pu être pérennisées et constituent encore aujourd’hui des acteur-trice-x-s majeur-e-x-s et le socle d’un tissu artistique contemporain dont la force et la présence se trouvent indéniablement renforcées.
- N.D.É. : Cette interview s’est inscrite dans un cycle d’entretiens réalisés en 2011 pour le projet du Fonds national suisse de la recherche scientifique publié en 2014 : Dora Imhof & Sybille Omlin (dir.), Kristallisationsorte der Kunst in der Schweiz: Aarau-Genf-Luzern in den 1970 er-Jahren / Lieux de cristallisation de l’art en Suisse : Aarau-Genève-Lucerne, Zurich : Scheidegger & Spiess, 2014 ↩
- Éléments pour une politique culturelle en Suisse, Rapport de la Commission fédérale d’experts pour l’étude de questions concernant la politique culturelle suisse, 1975. Le rapport Clottu est consultable en ligne sur le site Internet de la Confédération dès 2009 ↩
- Lionel Bovier & Christophe Cherix, L’Irrésolution commune d’un engagement équivoque : Ecart, Genève 1969-1982, Genève: Mamco/Cabinet des estampes, 1997 ↩
- Marika Malacorda, Genève : 10 expositions 1976-1978 : What’s the time ?, La carte postale, Nam June Paik…, Genève : Galerie Marika Malacorda, 1978 ↩
- N.D.É. : Tout est là - Cahiers d’artiste, Salle Crosnier, Genève, 22 septembre - 21 octobre 2023 (commissaire: Christian Robert-Tissot) ↩
- N.D.É.: l’artiste et fondateur de la galerie Luc Michel Schüpfer ↩
- Éléments pour une politique culturelle en Suisse, 1976, consultable en ligne dès 2009, p.201 ↩
- Éléments pour une politique culturelle en Suisse, 1976, consultable en ligne dès 2009, p. 137 ↩
- Rudolf Koella, Ambiances 74 : 27 artistes suisses = Ambiante 74 : 27 Schweizer Künstler = Ambianti 74 : 27 artisti svizzeri, cat.exp., Kunstmuseum Winterthur, Musée Rath Genève, Villa Malpensata Lugano, Genève: Musée Rath, 1974. ↩
- Éléments pour une politique culturelle en Suisse, 1976, consultable en ligne dès 2009 ↩
- Artistes et professeurs invités 1975-1985 : École Supérieure d’art visuel, Genève, Genève : École supérieure d’art visuel, 1987 ↩
- Artistes et professeurs invités 1975-1985, 1987 ↩
- N.D.É. : 245 artistes ont exposé à la Salle Crosnier, Genève entre 1976 et 2023, date de l’exposition Tout est là - Cahiers d’artiste, Salle Crosnier, Genève, 22 septembre - 21 octobre 2023. ↩
- « Art Basel/John Armleder, une histoire parallèle », in Le Temps, 8 juin 2012 ↩