Manœuvres 1/3 est le premier volet de la commande publique que le Fonds cantonal d’art contemporain de Genève a passée à Delphine Reist pour le futur collège Sismondi (Ballif-Loponte & associés, architectes). Pour ce premier acte, Delphine Reist et Laurent Faulon ont organisé le 9 mars 2008 une manifestation qui investit directement le site du chantier, au moment où s’achevaient les travaux de gros œuvre. Cette exposition d’un jour était accompagnée d’un concert de FM Einheit (ex-Einstürzende Neubauten, groupe phare de la musique industrielle allemande découvert par Laurent Faulon à la Biennale de Paris en 1982). Projeté à l’intérieur d’un conteneur de chantier, un film de Demis Herenger forme le premier chapitre d’un plus long métrage qui témoignera de l’ensemble du projet.
Manœuvres 1/3.1 — le chantier à l’œuvre
Séparément ou ensemble, Delphine Reist et Laurent Faulon cultivent une prédilection pour les terrains vagues de l’art, tous lieux marginaux ou précaires, « impropre » 1 , qui entre deux usages plus conformes se prêtent à leur intrusion (usine ou demeure abandonnée, hypermarché ou parking souterrain, locaux désaffectés…). L’objet d’art y apparaît toujours intrus ou insolite, infiltré et quasi clandestin. Il y joue une histoire d’affects et d’affectation. Il ne s’agit pas seulement d’espaces alternatifs, mais de situations prégnantes de la réalité quotidienne que l’art investit de plain pied ; le chaland, le travailleur et l’amateur d’art y déambulent comme des semblables. Parmi ces lieux (extra)ordinaires que traquent nombre d’artistes aujourd’hui, le chantier constitue une occurrence très singulière. Plus que tout autre espace, il appartient à la sphère de l’utile et impose une organisation contraignante. Interdit au public, il forme un microcosme intriguant, obéissant à ses propres lois et rythmes et n’évoque rien moins qu’un espace accueillant pour un événement artistique. Pourtant, le chantier consonne2 profondément avec le travail de l’art qui, toujours en cours, est un chantier permanent. En tant que projets et constructions, l’un et l’autre partagent une même instabilité d’existence et une semblable précarité, un inconfort et une rudesse de condition. Ils sont les territoires d’une activité labyrinthique et effervescente soumise à un chaos contrôlé. C’est pourquoi le chantier fait bien plus que contextualiser la proposition artistique faite par Reist & Faulon associés : protagoniste essentiel et personnage premier, avec son squelette d’étais métalliques, sa peau et son odeur aigre de béton frais, ses fluides, il en devient l’événement même. Tel est l’enjeu de cette exposition que de révéler le génie du lieu chantier, suspendu entre deux états pour une pause conviviale. Tous les artefacts introduits dans le chantier concourent à en activer la plasticité immédiate, amplifier sa musique et ses battements, célébrer son poids d’humanité, en ménager les surprises, dévoiler ses codes et fétiches. Avec cette capacité d’évocation et d’émotion, cette sensualité et cette richesse de sens, le chantier n’est pas ici un espace topographique mais l’instance d’un projet et d’un trajet, un véhicule. La justesse immédiate et la pertinence durable de Manœuvres 1/3 tiennent à ce redoublement de l’analogie de nature entre art et chantier par un transport vers une contiguïté physique : de l’œuvre en chantier au chantier à l’œuvre.
Manœuvres 1/3.2 : œuvres et gros œuvre
Pour cette exposition d’un jour dont elle a d’abord et surtout assumé la maîtrise d’œuvre générale, Delphine Reist a retenu un ensemble de pièces préexistantes. Ce faisant, elle confirme que l’ouverture du chantier au public et son utilisation comme champ de manœuvres (installations, projection vidéo, concert, documentation, accueil et restauration du public) constituent en eux-mêmes une part essentielle du projet d’exposition. Le chantier est bien le premier protagoniste de cette exposition dont les œuvres ne sont que des acteurs seconds qui lui donnent, à tous les sens, la réplique. Dans une démarche plutôt symétrique qu’inverse, Laurent Faulon a réalisé ses pièces en situation, en lien direct avec les objets du chantier (étais, grue), ses pratiques (test de résistance des matériaux) et ses codes (décorations lumineuses des engins), ou encore avec la destination future d’espaces non encore lisibles au stade du chantier (gymnase, dortoir). État des lieux : une assemblée de bottes en caoutchouc trépigne sur le sol mouillé et bat la mesure du chantier ; un baril métallique roule sur le béton, heurte un obstacle, repart, s’immobilise, s’ébranle à nouveau… la vie subreptice qui l’anime semblant défier les spectateurs ; des geysers de peinture surgissent dans des sceaux plastiques ; des étais alignés contre un mur ne supportent rien d’autre que des gâteaux bigarrés plus vrais que nature ; une rangée de machines à laver tournent à vide sur un sol détrempé — les bruits de leurs différentes phases de lavage essorage, amplifié par la résonance du béton brut, produisent l’équivalent mécanique d’un vibrant chant choral ; des pompes mues par des perceuses, reliant un cercle de seaux par des tuyaux en boucles, transvasent indéfiniment un liquide laiteux ou réalisent quelque mystérieuse transfusion alchimique ; sur un vaste établi, tout un peuple d’outils électriques (perceuses, ponceuses, scies, …) s’anime par intermittences d’une vie propre, aussi imprévisible qu’inutile, des drapeaux suisses tournoient dans l’air, emblèmes festifs du chantier ou plus inquiétante exaltation nationale, quelques tables de jardin en plastique désertes et dépourvues de chaises sont disposées dans l’immense espace du futur gymnase, un cheval d’arçon y semble égaré, trop tôt arrivé. Deux vidéos reproduisent en abyme un régime d’activité autiste et des espaces nus et blancs… Métaphores ou métonymies approximatives du chantier, ces objets ou dispositifs paraissent affranchis de toute logique. S’activant d’eux-mêmes en un chaos itératif, ils ne produisent rien que leur fonctionnement autarcique, en pure perte, et leur grincement machinal (à l’encontre des grincements de l’utilité). Parfaitement non opératoires au regard d’une quelconque fonctionnalité instrumentale, ils ne produisent rien que leur propre expérience, déceptive, et leur mise en œuvre en tant qu’œuvre. Le caractère absolument inopérant de ces objets - simulacres en renouvelle l’étrangeté et l’énigme. Mais surtout, déjouant ainsi la logique productive du chantier, ils parviennent corollairement à ébranler le contexte qui leur donne sens. Ces objets ou installations doivent être compris comme des propositions que seule la situation de mise en scène actualise. Ils s’exposent délibérément comme des objets relatifs — au sens d’une proposition grammaticale relative —, relatifs à leur contexte. Ce lien au lien importe davantage que l’objet lui-même. Objets et chantier existent ici l’un à l’autre, en un lien de contiguïté physique qui constitue d’abord et surtout un flux mental.
Manœuvres 1/3.3 : un art public autrement3
Manoeuvres 1/3 constitue donc le premier temps d’une commande publique, conçue comme une suite de trois expositions - événements in situ et éphémères inscrits non pas dans l’architecture en tant que telle, mais dans son chantier, son processus, figé durant une journée pour être offert dans cet état transitoire à l’usage public. De cette commande, il ne restera guère de traces tangibles, sinon le (très beau) film de Demis Herenger qui en constitue le quatrième acte. Delphine Reist déplace ainsi radicalement les modalités de la vieille commande publique, en déjoue les attentes de manière inédite mais surtout en réactive très pertinemment les enjeux premiers. Certes, la contestation des formes traditionnelles de la commande publique, telle qu’initiée par le 1% décoration, est déjà ancienne4
. Le refus du motif décoratif intégré vaille que vaille à l’architecture et de l’oeuvre monument est un fait acquis. Il reste que, aussi discrets soient-ils, assumant une fonction d’usage dans l’espace public, refusant d’exister en tant que valeur séparée, usant de nouvelles « matérialités » langagière, lumineuse, sonore, etc., les artefacts de la commande publique perpétuent une existence durable, sinon pérenne. Le domaine public, quel qu’il soit, est d’abord une question temporelle. C’est pourquoi Manœuvres 1/3 marque dans cette histoire un pas de côté aussi radical et décisif, ne conservant du monument que le moment nu.
À l’opposé d’un quelconque postulat, le projet fomenté par Reist & Faulon envisage le travail artistique comme une stricte proposition, une invite particulière faite à tous. L’art s’y déploie en tant que puissance de relation, avec le lieu certes, mais plus encore avec le public. Il se départit de toute autorité ou sacralité. Le lieu chantier est l’espace d’attraction(s) qui permet aux artistes d’aller à la rencontre du public et de (re)créer du lien. Œuvres, film, musique participent d’un programme festif et convivial que prolongent boissons et repas. Si « l’art public, c’est l’art qui rencontre enfin le public » (F. Barré), Reist & Faulon nous en livrent ici l’exemple manifeste.
Simultanément, Manœuvres 1/3 donne une visibilité inédite au chantier (non sans rendre hommage à tous ceux, hommes de l’art ou manœuvres qui le font exister), une visibilité absolument contemporaine, à la fois immédiate et médiée par des œuvres simulacres qui représentent le chantier en tant qu’œuvre et mise en œuvre. Manoeuvres 1/3 donne ainsi une existence et une conscience publiques à une situation habituellement occultée par des palissades, grilles et autres panneaux : Chantier interdit au public. Les artistes sont ici créateurs d’espace partagé ; leur proposition ouvre et augmente l’espace public tout en élargissant le champ de légitimité sociale de l’art lui-même. Mieux encore, cet espace dont l’art entrouvre les grilles et qu’il désacralise pour en faire un espace commun, celui d’un récit (dont l’aventure est humaine) et d’un spectacle en trois actes, nous est proposé comme une zone de gratuité et de convivialité dans l’espace public. Cette démarche qui renouvelle en profondeur le vieil idéal d’un art offert à tous, dans une logique de proximité et dans l’espace du quotidien, sans entrée payante ou intimidante, recouvre bien un enjeu politique.
Manoeuvres 1/3 opère un déplacement des modalités de l’art public qui implique un déplacement d’appréciation de l’art contemporain dans son entier. Aux œuvres choses de la tradition esthétique5 , le projet proposé par Delphine Reist à son commanditaire substitue une œuvre processus, en l’occurrence éphémère, presque furtive, conçue comme une suite d’ « expériences artistiques inséparablement productrices et réceptrices des œuvres »6 . Ce projet postule, dans l’espace public, que la portée d’une œuvre ne tient pas à sa pérennité physique. Elle tient à sa capacité à croiser une situation pour y mener une expérience artistique d’une force et d’une justesse telles qu’elle s’impose comme un jalon pour l’imaginaire et l’intelligence de ses contemporains. La portée d’une telle œuvre est aussi inestimable que le devenir d’une rencontre.