Delphine Reist et Laurent Faulon exposent en solo, en duo, dans des lieux institutionnels dédiés à l’art ou dans des non-lieux (parkings, chantiers de construction, bureaux désaffectés). En solo, en duo et aussi en Group show autogéré : dès que la situation le permet, ils organisent un événement dans lequel d’autres artistes, choisis sur un terrain d’élection, viennent exposer avec eux. Ils déjouent ainsi les cadres établis et considérés aujourd’hui comme difficilement contournables : l’exposition collective et le curateur. De toute façon, l’interstitiel est leur milieu naturel et le white cube, plutôt une exception ; ce fonctionnement étant basé sur une acuité d’analyse des conditions de production et d’exposition de leur travail, associée à une capacité de reconfigurer les enjeux en présence.
En 2003, ils répondent à un concours pour une commande publique à l’occasion de la reconstruction du collège Sismondi, à Genève. Au lieu de proposer un travail concret et pérenne, ils conçoivent Manoeuvres, une suite d’événements qui dématérialisent les qualités habituellement attachées à ce type d’oeuvre : trois temps forts d’occupation du chantier par vingt-et-un artistes et une soixantaine d’oeuvres produites in situ, plus un film qui vient se loger dans le centre de documentation. Cette réponse postule que le caractère public d’une oeuvre pourra lui être attribué par de multiples rencontres éphémères avec des publics. La tenue systématique de repas collectifs ainsi que le caractère exceptionnel que prend l’ouverture d’un lieu généralement interdit d’accès ont permis la présence d’un public bigarré, enfants, adultes, collégiens, ouvriers du bâtiment, punks, aficionados de musique industrielle et amateurs d’art contemporain.
Récemment, le diptyque d’expositions à Lyon et à Saint-Fons intitulé Les Produits Fatals témoigne de leur positionnement atypique et de la force des propositions qui en découlent. L’analyse du contexte géographique, économique et social, voire historique des invitations est depuis longtemps devenu un réflexe pour beaucoup d’artistes mais il en résulte souvent des représentations au sens où Deleuze et Guattari l’entendent lorsqu’ils les opposent aux instances de la production :
« le désir est machine, synthèse de machine, agencement machinique – machines désirantes. Le désir est de l’ordre de la production, toute production est à la fois désirante et sociale. Nous reprochons à la psychanalyse d’avoir écrasé cet ordre de la production et de l’avoir reversé dans l’ordre de la représentation […] Mais la production n’est pas supprimée pour cela, elle continue à gronder, à vrombir sous l’instance représentative qui l’étouffe, et qu’elle peut faire résonner en revanche jusqu’à la limite de rupture »1 .
Rares sont les artistes qui, comme Delphine Reist et Laurent Faulon, vont jusqu’à travailler au cœur de cette situation d’étouffement, où l’instance représentative n’est plus d’aucun ressort et où il s’agit de travailler dans des intensités et dans des zones de rupture et, pour le coup, générant des Produits Fatals. À ce titre, le vernissage à Saint- Fons est exemplaire, où une performance a consisté à cuire un gigot dans un barbecue de fortune enterré sous les roues d’une voiture, moteur en marche. Le pot d’échappement fournissait l’énergie de la cuisson et le public a pu apprécier la tendresse que procure cette cuisson « à l’étouffée ». Produits Fatals confronte le visiteur avec des phénomènes de pression, de rupture, ou d’explosion qui sont peut-être autant de forces capables de soulever le couvercle de plomb qui étouffe la situation dans laquelle se trouve l’homme (et l’art contemporain) aujourd’hui. Un exemple, l’installation Gondoles à la BF15. Ambiance magasin Discount, des rangées remplies d’aspirateurs, de sacs de sport, d’outils électro-portatifs (perçeuse, tronçonneuse, scie circulaire…). Les premiers démarrent pour s’arrêter aussitôt, dans une petite ritournelle bruitiste, les deuxièmes sont animés d’une vie étrange et respirent lentement tandis que les troisièmes sont drapés d’un manteau noir, comme sexualisés par cette peau de silicone – qui évoque, étrangement réunies, la prudente étanchéité de nos salles d’eau et les black-porno-stars. Une certaine pesanteur se dégage de l’installation. Plus loin, des bombes de mousse expansives ont été les cibles de tirs à la carabine et ont dégorgé leur contenu de manière anarchique, laissant un pseudo espace de stockage dans une désolation post-apocalyptique. Ce geste rappelle et prolonge les premiers impacts de balles de l’histoire de l’art contemporain par Niki de Saint Phalle – dans les Tableaux-tirs de 1961. Mais les références suffoquent. C’est très clair aussi sur l’un des rayons de Gondoles, où une moto est enduite entièrement de graisse industrielle : « le symbole parfait de l’utopie émancipatrice, de la quête de liberté et d’indépendance, très majoritairement masculine, voir machiste, a vraisemblablement pris du bide »2 . Et la forte odeur d’atelier participe à l’air frelaté ambiant.
À Saint-Fons, en périphérie sud de Lyon jouxtant la vallée de la chimie, l’exposition « laboratoire » fait pendant à l’exposition « discount » de Lyon. Elle relève d’une série de processus « fatals » manipulés et détournés de plusieurs chaines de productions humaines et industrielle. À commencer par ce mur qui accueille le visiteur, tel le mur des sponsors devant lequel les stars se font photographier lors des événements médiatiques. Des signes abstraits aux allures de logos d’entreprises réalisés à la bombe de peinture avec des enjoliveurs utilisés comme pochoirs et disposés selon une grille bien régulière ; l’ironie effleure. Dans l’exposition de Lyon, les aspirateurs, les sacs de sports, les outils ne sont que quelques exemples parmi les objets que l’industrie appelle « produits finis », et qui sont aujourd’hui destinés à une mort rapide afin de maintenir le plus court possible le cycle de la consommation. Il y a aussi les « produits fatals », les sous-produits générés dans le processus de production ou de transformation d’un bien. À Saint-Fons, l’exposition (et le moment particulier qu’a été le vernissage) s’est faite en sollicitant de nombreuses collaborations : entreprises et ouvriers, fanfare municipale et groupe de Hip-Hop, élèves et agents de la police municipale. Au centre de l’espace d’exposition se tient un tas de guirlandes lumineuses que les municipalités installent en décembre à Noël. Allumées, posées en vrac contre un mur, la fête annoncée est un tantinet surfaite. Une autre guirlande rose en papier crépon est accrochée en haut des murs et parcourt la totalité des espaces du CAP de son optimisme béat. Une étrange danse macabre anime aussi les produits fatals installés au sol. L’empreinte de l’espace intérieur d’une Chevrolet, apparemment victime d’une invasion de mousse expansive, forme un bloc massif résiduel : les pare-brises et les fenêtres latérales brisés se révèlent être les seuls reliquats du véhicule-moule initial ; huit long cylindres de plastique ont été générés par extrusion, laissant visible les phases de nettoyage et de lancement de la machine (PVC ocre-rouge avec des irrégularités de diamètre et une matière blanchâtre mélangée). Dans Produits fatals, à l’étouffement des aspirateurs dans l’exposition Discount répond dans celle intitulée Laboratoire, une légère asphyxie due à un air contrefait. Est-ce cette injonction qu’on trouve un peu partout… une convocation au bonheur et à la fête ? Et l’on perçoit également des « quantités intensives » qui sourdent. Ce qui gronde dessous, c’est les flux qui opèrent en continu dans la machine capitaliste. Deleuze et Guattari parlent de coupures de flux d’où sourd le désir. De partout des machines désirantes qui se branchent sur des flux pour trancher dedans, des machines à couper le jambon de toutes sortes. Delphine Reist et Laurent Faulon interviennent par coupures et raccordements de flux au sein d’une production désirante ; dans leur travail ils investissent la question de la production sur le plan libidinal. Deleuze et Guattari encore :
« Nous disons que le champ social est immédiatement parcouru par le désir, qu’il en est le produit, historiquement déterminé, et que la libido n’a besoin de nulle médiation ni sublimation, nulle opération psychique, nulle transformation pour investir les forces productives et les rapports de production. Il n’y a que du désir et du social et rien d’autre.»3 .
Et il y a bien en effet des flux de matière et d’énergie auxquels les deux artistes, concrètement, se connectent et dans lesquels ils tranchent : la dizaine d’aspirateurs exposés dans Gondoles ont été programmés par Delphine Reist pour démarrer et s’arrêter aussitôt, produisant autant de souffles asthmatiques qui alternativement sont coupés ; la mousses expansive : orgasmique ; l’extrusion du PVC : excrémentielle ; le silicone : badigeon ; la graisse : tartine. (Et dans d’autres pièces ou performances de Laurent Faulon, c’est de la margarine, du Nutella, du ketchup, de la mayonnaise, de la vaseline, etc.)
C’est également sur le plan élargi des rapports de production que leur travail « produit, contre-produit, détourne ou exaspère »4 et ceci, tant au sein de la BF15 à Lyon que du CAP à Saint-Fons, ou dans les entreprises voisines. Les poussettes, transats et autres jeux d’enfants récupérés auprès des familles du quartier ont permis de constituer, au mois de décembre au CAP, au cœur d’un quartier à forte population immigrée, une crèche noire, siliconée qui plus est. Encore une fois, ironie grinçante et manifeste. Tel un liquide, l’exposition s’étale jusqu’à investir toutes les strates de la machine à produire de l’art qu’est le CAP : les bureaux, les espaces de travail de l’équipe, les ateliers pour enfants, l’artothèque, la cafétéria et l’espace d’accueil.
Des faciès grimaçants mi-humains mi-animaux fabriqués en terre à l’aide d’enfants du quartier sont sacrifiés, perchés sur des pics en bois de deux mètres ; des masques les reproduisant en PVC gris signalent sans doute qu’il s’agit là du carnaval complètement corrompu de notre société post-industrielle et globalisée.
Les deux expositions Produits Fatals attestent que Delphine Reist et Laurent Faulon sont entrés en résistance depuis plus de vingt ans et qu’ils y sont encore. Mais ils ne sont pas dupes de la liberté conditionnelle dont bénéficient les artistes aujourd’hui. Dans un texte adressé en 2012 à un journal de la biennale de Berlin, Laurent Faulon fait état d’une conscience aigüe des contraintes qui pèsent sur leurs productions : d’abord, historiquement, on constate que les innovations artistiques se sont toujours mieux épanouies là où le libéralisme économique s’est montré inventif et sauvage. Ensuite, le statut d’artiste dans sa fragilité, propose les conditions sociales que le néo-libéralisme rêve d’offrir à l’ensemble des travailleurs. Il poursuit par le fait que les productions sont évidemment dépendantes des institutions qui les financent, elles-mêmes contrôlées par les instances politiques ; cela ne produit pas des conditions d’un engagement politique réellement efficient. Enfin, l’artiste est contraint de situer son travail entre le produit de luxe pour collectionneur et l’accessoire à fonction sociale justifiable en terme de dépenses publiques, le contrôle qu’il peut exercer sur son rôle politique et social décroît en proportion de la notoriété que sa production rencontre. Par contre, à sa périphérie et dans sa mise en pratique, il lui est toujours possible d’agir au renouvellement et à l’élargissement du public habituel de l’art en sortant des lieux physiques de l’institution pour partir à la rencontre de gens qui ne la fréquentent pas. Il lui est aussi possible de rompre l’isolement et de contrer la logique concurrentielle en élaborant avec d’autres artistes, avec ou sans soutien institutionnel, des projets se passant de l’arbitrage d’un commissaire. Rompre cet isolement et le « chacun pour soi », c’est commencer à exister politiquement par une forme de solidarité qui s’oppose aux mœurs ultra-libérales qui régissent habituellement le milieu de l’art. Ces deux axes – réévaluation du rapport au public et redéfinition des relations entre artistes – au-delà du contenu des oeuvres, pourraient bien définir les coordonnées d’un champ d’action politique réaliste, efficace et accessible.