Tito Honegger Le bord des choses

Être au bord. Cette expression résonne sensiblement dans l’univers artistique de Tito Honegger. Plusieurs fois même, l’ai-je entendu de sa propre bouche pour parler des formes qui, dans ses œuvres, semblent au seuil de devenir autre chose. Cela demande un courage peu ordinaire d’être au bord. Un courage taquin, pour choisir de demeurer en marge et d’adopter le vertige comme compagnon. Au bord de quoi, précisément ? Au bord du langage, quel qu’en soit la définition, là où les mots cèdent la place à l’expression des affects et des sensations, à la primauté du ressenti. Le langage poétique de Tito Honegger naît de diverses formes de manipulation. Il incarne un travail du geste et de la corporalité qui se manifeste à travers un riche corpus d’oeuvres englobant différents médiums tels que le monotype et la sculpture, et qu’elle explore simultanément. Au sein de cette diversité émerge toutefois une unicité où se dessine le lexique de l’artiste. Celui-ci se définit par des formes empruntées au vivant, humain ou végétal, que Tito interprète, arrange, simplifie dans un processus de perpétuelle métamorphose. Ses œuvres jouent habilement du clair-obscur, des pleins et des creux, de la grille et de l’humour. C’est un travail de composition, d’assemblage de divers signes qui permet à l’artiste d’articuler sa pensée poétique. Ce langage spontané et profondément intime tire son essence de l’autonomie qu’elle accorde aux formes et aux images car, selon ses propres mots, « montrer, c’est permettre de passer à autre chose » signifiant ainsi qu’exprimer c’est avancer. Ainsi nous avançons et sans même nous en rendre compte, du bord, nous avons sauté.

Tito Honegger

Sans titre (Rivières et forêts), 2000

Monotypes, encre d’impression sur papier de soie

200 × 75 cm

À pieds joints, dans les monotypes de Tito Honegger. Fruit d’un procédé d’impression hybride à la croisée de la gravure et de la peinture, le monotype est une technique subtile où l’encre, déposée sur une plaque de verre, est ensuite transférée sur du papier de soie pour créer un tirage unique. Mais ce qui distingue le travail de Tito réside dans le mouvement vif et improvisé. Ses doigts se transforment en pinceaux pour caresser et modeler l’encre, mêlant dans ses monotypes son intérêt pour le dessin à celui de la matière. L’artiste utilise une encre typographique noire bien souvent, ou bleue plus récemment, une encre grasse qu’elle manie avec dextérité. Ses doigts marquent les ombres et révèlent la lumière. Que ce soit dans ses monotypes abstraits ou ceux de paysages, elle confie à sa main le pouvoir de générer des images où l’estompage crée des masses d’intensités variées et où la soustraction ou l’ajout d’encre modèle l’arrière-plan, créant des effets de profondeur. Bien que ses sujets soient ancrés dans la nature et le connu, Tito Honegger s’en éloigne presque aussitôt. Elle observe son environnement et en simplifie la grille, ne laissant subsister que le geste. Même lorsque l’artiste réinterprète les œuvres des grands maîtres baroques, elle se détache de toute portée religieuse. Dans sa version de La Descente de croix de Rembrandt (1633), son intérêt se porte sur les jeux de lumière, les déformations et l’artificialité des compositions. Du bout de ses doigts elle manie l’encre pour évoquer la dégringolade de ces corps emmêlés. Ici aussi, tout réside dans le mouvement qui incise, déplace et brouille l’image.

Tito Honegger

D’après peinture (Descente de croix), 2014

Monotype, encre d’impression sur papier de soie

75 × 50 cm

Au cœur de la poésie picturale de Tito Honegger, on découvre des traits verticaux générés par l’index qui s’élève, une sphère en creux d’où jaillit la lumière semblant marquer une ponctuation au sein d’une phrase certes complexe mais épurée de toute fioriture. Seuls quelques mots émergent. Ici « une glace au parfum caillou », là « l’indessinable ». Ils évoquent des souvenirs griffés sur une vitre embuée et il s’agit là des mots du poète et écrivain Jacques Jouet avec qui l’artiste a collaboré pendant quinze ans. Quinze années au cours desquelles ils publièrent ensemble plusieurs ouvrages où dialoguent poésie textuelle et poésie visuelle (Caresse, 2016; Montagneaux, 2012; Un
énorme exercice, 2010; Paresse, 2010). S’ils se rencontrent, c’est qu’ils partagent sans aucun doute une même sensibilité pour le geste comme acte poétique. Tailler dans le réel comme on taillerait dans la pierre pour n’en garder que l’essence. Quelque part entre le lisible et l’illisible, poète et artiste se jouent des codes et inventent un langage singulier pour évoquer dans leurs œuvres une vision sensible du monde. Un langage « au bord » des mots et du dessin. En haut d’une montagne en Suisse, Jacques écrit. Il écrit sur le lac à l’eau bleue et les pierres qui ne sont que chaos. Et Tito elle, dessine et semble attraper à la volée des fragments de poèmes qui s’échappent des pensées de l’auteur et qu’elle met sur papier. On les retrouve dans les monotypes de l’artiste mais aussi déployés dans l’espace. Les lettres sont alors constituées de fil de fer et suspendues au bout d’une chaîne, plantées dans le mur ou formant une frise. Les mots tels que « Tendre », « Caresse », « Tout_attaché » se matérialisent et prennent vie la galerie ou l’atelier. À leurs côtés, des objets de curiosité attirent le regard. C’est un paysage singulier, une constellation de petites sculptures protéiformes défiant toute volonté de description normative associée au champ artistique traditionnel.

Tito Honegger

Sans titre (Montagnes : il y a de la crête…), 2006-2007

Monotypes, encre d’impression sur papier de soie

39 × 49 cm

À travers une diversité foisonnante, Tito incarne une liberté provocatrice dans l’approche des matériaux, des dimensions et des techniques, déployant ainsi un kaléidoscope d’émotions et de réflexions. Son œuvre se décline en une panoplie d’éléments où se côtoient des sculptures aux formes multiples et hétérogènes, des dessins subtils élaborés au fil de fer ainsi que des assemblages arborant une allure primitive. Parmi ces compositions se trouvent des petites sculptures, façonnées dans du polystyrène, habillées de papier mâché et de pâte à bois puis peintes en blanc ou en couleurs vives. Aux murs s’étirent aussi des bouts de ficelles, des objets récupérés au détour du quotidien, semblables à ces trésors enfouis au fond d’une poche. Ce qui frappe dans le travail de Tito Honegger, c’est cette fusion entre l’art et l’existence, une osmose où les matériaux modestes et les formes simplifiées convergent vers une abstraction délicate, empreinte d’une intimité touchante. Ces volumes cabossés et espiègles, loin de toute quête de perfection, suscitent un sourire complice invitant à embrasser leur nature turbulente. Avec ce même humour décalé Tito imagine une série de sculptures représentant des pommes de terre en pleine germination qu’elle nomme tendrement « mes petits monstres ». Ici l’artiste confère un statut précieux à un aliment modeste qu’elle réalise en faïence ou en porcelaine émaillée. Présentées sous la forme d’une collection, les Patates apparaissent comme des entités en mutation déplaçant sans cesse le curseur de la valeur de l’art entre le populaire et le sacré.

Tito Honegger

Vue d’atelier, 2021

Technique mixte

Photo © Droits réservés

Ainsi les œuvres de Tito interrogent notre regard et modifient notre appréhension de l’objet artistique. Elles demeurent cependant muettes, presque arrogantes dans leur silence, refusant toute réponse explicite à l’interrogation de leur nature. Pourtant, au-delà de cet apparent mutisme se dégage un arrière-goût, une sensation d’unicité car ces objets semblent tous émaner de la même souche. En se réunissant ils tissent un lexique personnel, un alphabet composé de formes, de matières et de ce silence évocateur et où chaque élément devient comme un mot dans un poème. Ses œuvres semblent être des passages entre deux mondes reliant le tangible au poétique, offrant un espace d’évasion vers une pensée transcendante. Lorsque l’on se tient en face d’une oeuvre de Tito Honegger l’on est enjoint à entreprendre un processus de désapprentissage du langage conventionnel. Il est impératif de faire table rase des codes et des schémas préétablis pour embrasser sa propre grammaire et accéder ainsi à une réalité dont l’essence se dévoile au travers de termes qui lui sont exclusivement dévolus.

Tito Honegger,

Sans titre (Chute d’eau), 2008

Fil de fer et ficelles

56 × 27 cm

Photo © Droits réservés

En vérité l’œuvre de Tito Honegger s’érige en une invitation à la découverte d’un univers singulier où la démarcation traditionnelle entre l’art et la vie se dissout progressivement. Ce seuil indistinct ouvre la voie à un dialogue muet mais vibrant d’intensité évoquant des émotions et des réflexions insaisissables. Tito Honegger nous convie au bord du sensible où l’expression artistique se mue en une quête poétique, un échange subtil entre le geste, la matière et les mots.

Lena Peyrard, « Tito Honegger, le bord des choses », DDA-Genève, 2023

DDA-Genève