Fable du monde

Lorsqu’elle touche quelque chose, elle fait quelque chose. Elle fait toujours quelque chose. Sans cesse son bras est à l’affût, il cherche, il fouille, il veut prendre quelque chose dans la main. Car tout ici se fait par la main. C’est la main qui décide. Sans le savoir, sans le vouloir même, mais avec une lucidité extrême, sa main invente le geste de la main. Ce qu’elle fait de sa main ne relève pas d’une production, d’une fabrication, mais d’une invention. De même qu’Orphée devait inventer la poésie par l’écriture de sa voix, de même elle est en train d’inventer le geste par le mouvement de sa main. Cette main nous donne à voir non des pro-duits, objets finis, mais un lieu de formation, où le geste se découvre et s’invente. Ce lieu, c’est elle qui l’aura trouvé, c’est son lieu, c’est son monde. C’est le monde qu’elle nous donne à voir. Et si ce monde qui est le sien, monde miniature, était là déjà à l’origine du monde, du monde commun. Elle serait alors ce petit démiurge, génie des formes, qui du seul bout de son doigt forme et déforme toute forme. Doigt magique, doigt ludique, doigt plastique. Elle a le monde au bout des doigts.

A voir ce qu’elle fait de sa main, on pourrait croire qu’elle voit ce que l’aveugle voit. Elle voit du doigt, et pourtant elle n’est point aveugle. Loin de là. Par son oeil vif, elle a vu quelque chose que sa main lui montre du doigt. Elle a vu que sa main a trouvé quelque chose. Trouvaille, trésor, une mine de formes sans fond. Mais ce trésor n’existait pas avant qu’elle n’y mette sa main. Ce qu’elle trouve, elle l’invente. Comme en latin, pour elle aussi inventer, invenire, c’est trouver. Ingénieuse invention que la trouvaille. Or, que nous montre-t-elle du trésor qu’elle a trouvé ? Elle ne nous montre aucun objet, ni même aucun sujet, mais elle nous donne à voir qu’une trouvaille, pour elle, en elle, est toujours une retrouvaille. L’ingénieuse invention de sa trouvaille, c’est d’en faire justement une retrouvaille. Une oeuvre de mémoire, donc. Une mémoire manuelle qu’elle vit comme une mémoire de soi. Lorsque sa main trouve quelque chose, elle retrouve quelque chose de sa main, quelque chose que sa main a aimé. Quelque chose d’archaïque aura lié sa main au monde. Et désormais, lorsque je regarde le monde, je peux voir, je peux lire le geste d’une main qui aura façonné ce monde. J’ai l’impression qu’elle était là, de sa main, de ses doigts, pendant que se formait le monde. Elle y fut et elle y est encore, maintenant plus que jamais. Petit démiurge, génie des formes, mémoire du monde.

Serge Margel, « Fable du monde », in catalogue d’exposition Tito Honegger - Objets et monotypes - 1993-1998, Musée jurassien des arts, 1999