Laura Thiong-Toye Autour des points de bascule 

Des fleurs dans des vases : malgré sa simplicité apparente, l’univers de Laura Thiong-Toye (née en 1986) est bien plus compliqué et complexe. Des motifs sauvages alternent avec des surfaces lumineuses, des têtes de mort tibétaines rient devant un ornement rouge-orange scintillant, des paysages mélancoliques s’ouvrent au milieu de l’image, enfermés dans des cadres dégoulinants. Les espaces picturaux sont fragmentés, invitant à la découverte et à la contradiction. Qu’est-ce qui est liquide, qu’est-ce qui est solide, où se trouvent les vases en fait ? L’artiste maîtrise l’art de faire basculer la perception de ses tableaux et des objets présentés entre la surface et l’espace illusoire de l’image. Elle se moque ainsi de la « pureté » du médium, telle que Clement Greenberg l’exigeait pour la peinture moderne1 , et s’amuse avec délectation des frontières de l’image et du goût.

Pendant presque dix ans, Laura Thiong-Toye a travaillé en collectif avec Isabelle Racine, avec qui elle avait fait ses études à la HEAD. Le duo mélangeait par exemple des images populaires pour la série Collection (2011-2015) afin de créer un autel modulaire composé de petits panneaux d’images (ill. 1)2 . Ses œuvres jouaient avec l’esthétique du kitsch, des ex-voto et de la publicité. Le sacré et le profane s’y croisent et le panneau peint lui-même est remis en question dans sa position intouchable au sein d’une installation religieuse ou artistique. Lors des expositions de l’œuvre, les visiteurs étaient invités à manipuler l’autel, à prendre les panneaux en main et à les réorganiser. Les images étaient en même temps des objets d’une nouvelle édition d’un cabinet de curiosités. Si chacune de ces icônes était déjà surdéterminée en soi, avec des images sur des multicouches des motifs et des espaces picturaux qui se divisent, l’ensemble formait un mur d’habitation sauvage dans le style de la dissonance. Le goût du duo pour le mysticisme et les images ambulants se reflète également dans leur série autour du thème des cartes de tarot, qu’elles exposent en 2015 au Centre d’art contemporain de Genève et qui leur valent le Prix Berthoud, la bourse de la Ville de Genève. Inspirée de l’imagerie traditionnelle du jeu de la divination, cette série de 26 tableaux reprend le format, les typographies et les figures emblématiques, mais les transforme en un nouveau langage visuel.

Laura Thiong-Toye et Isabelle Racine

Collection VII, 2015

Vue de l’exposition Sacré profane, Ferme de la chapelle, Lancy, Suisse

Photo © Juliette Russbach

Après de nombreuses années de travail en équipe, Laura Thiong-Toye mène désormais une pratique solo depuis 2018 et se consacre presque entièrement aux tableaux de vases. Elle les dessine et les peint souvent directement sur le papier, sans esquisse préalable. Ses œuvres sont réalisées avec une technique mixte d’encre et de peinture acrylique. Pour que l’encre ne coule pas, Thiong-Toye travaille sur la table ou sur le sol, malgré les grands formats, et finit par tendre les papiers sur de la toile ou du bois. L’encre est souvent appliquée en glacis et donne des dégradés de couleurs captivants qui ressemblent parfois à des marbrures de pierre. En contraste, la peinture acrylique est appliquée en aplats et donne un effet sursaturé aux couleurs. Thiong-Toye travaille souvent sur plusieurs tableaux en même temps et se sert pour cela d’un immense trésor d’images qu’elle rassemble en permanence dans ses carnets de croquis et sa bibliothèque numérique.

Avec ses natures mortes, l’artiste se place directement dans l’histoire de l’art, emprunte aux peintures phares de ce genre, mais s’inspire aussi d’artistes suisses comme Félix Vallotton, Hans Emmenegger, Thomas Huber ou Caroline Bachmann. Les vases sont à la fois des objets quotidiens, appartenant au bibelot et à la pacotille, alors que d’autres représentants de ces objets sont des biens culturels importants – on pense aux vases grecs ou chinois. Thiong-Toye est certes fixée sur l’intérieur, mais elle ouvre la clôture de l’espace avec son « clash » voluptueux des époques et des cultures. Tout semble soudain exotique, étrange, voire onirique et surréaliste. L’artiste nous montre un herbier psychédélique et des plantes entourées de flashs lumineux comme dans une photographie d’aura – certaines d’entre elles sont directement empruntées aux natures mortes néerlandaises ou à Georgia O’Keeffe, mais la plupart sont librement imaginées. L’humour et le génie artistique de Jérôme Bosch brillent dans des vases anthropomorphes exubérants, tandis que James Ensor nous salue dans des grimaces macabres.

Alors que les schémas de couleurs d’Henri Matisse et de Sanzo Wada étaient déjà importants pour Thiong-Toye depuis longtemps, elle n’est entrée en contact que tardivement avec la philosophie du mouvement artistique américain Pattern & Decoration. La formule « More is more »3 , le cri de ralliement officieux de ce mouvement des années 1970 et 1980, semble également s’appliquer à son art. Des motifs de toutes origines, des ornements, et des textures se côtoient parfois harmonieusement, parfois en créant des contrastes dures à l’œil. Thiong-Toye apprécie particulièrement les céramiques de Betty Woodmann. Elle avait elle-même créé une série d’objets décoratifs, dont bien sûr des vases, pour son exposition Salle d’attente, à Halle Nord (2020) (ill. 2) et l’installation En attendant le retour du soleil (2021). Une esthétique du débordement se manifeste ici de nouveau : les vases s’empilent les uns dans les autres, poussent comme tels des stalagmites dans une grotte ou à la manière de plantes fantastiques, ils nous jettent des regards amicaux ou cachent des animaux. Les candélabres sont des mousses solidifiées et ressemblent à des coraux, le poreux se fraie un chemin parmi les pigments brillants ; des yeux, des motifs en damier et des perles y sont enfermés et des bougies boutonneuses surplombent l’ensemble.

Laura Thiong-Toye

Vue d’exposition, Salle d’attente, 2020

Peintures et vases, socles des vases en coproductions avec Paolo Bosson,

Nina Haab, Alexandra Haeberli, Paul Hutzli, Sonia Kacem

et Loïc van Herreweghe

Halle Nord, Genève

Photo © Thomas Maisonnasse

Les artistes du mouvement Pattern & Decoration se sont distingués dans leur art par leur intérêt pour les motifs artisanaux, par exemple de textiles ou de papiers peints muraux. Ces supports étaient alors marginalisés par le modernisme, notamment le minimalisme, et perçus péjorativement comme féminins. Laura Thiong-Toye utilise avec passion les motifs les plus divers dans son œuvre, peint des tissus, des papiers peints et simule des rapports textiles autour des objets ainsi qu’à leur surface. Le mélange d’objets quotidiens et de symboles avec des rapports textiles géométriques et floraux rappelle le langage esthétique des wax africains ou des kimonos japonais. Les shin-bijutsukai, magazines d’échantillons japonais datant du début du 20e siècle, sont une source d’inspiration inépuisable pour elle. Tout comme les textiles peints des artistes Nabis Pierre Bonnard et Édouard Vuillard ou le travail de l’artiste de tapisserie Jean Luçat. Les textiles sont pour Thiong-Toye un grand point de bascule entre bon et mauvais goût – un jeu qu’elle pratique avec fascination. Elle pense par exemple à l’imprimé léopard ou à la nappe bourgeoise, dont l’appréciation ne cesse de changer au fil des générations. On trouve en outre des traces textiles chez l’artiste dans la tapisserie de son exposition individuelle Un thé « biscuit » (2023) au Palais de l’Athénée ainsi que dans les bords peints des tableaux, encadrés d’une bordure textile.

Au mélange de high et low art de différents genres et styles artistiques s’ajoute l’utilisation déjà mentionnée de citations d’images et de styles de cultures et d’époques les plus diverses. La peinture miniature persane du 18e siècle côtoie les publicités de l’enfance de l’artiste en Suisse et des mondes imaginaire médiévaux, tel qu’on les trouve par exemple dans le Livre d’heures de Catherine de Clèves. Des paysages néerlandais s’invitent au milieu du pop art, des médaillons religieux côtoient la représentation d’éléments comme l’eau et le vent des estampes japonaises, notamment inspirées de Hokusai. Ce qui est petit devient énorme, ce qui est central est relégué au rang d’accessoire dans une échelle de grandeur autodécrétée. L’artiste se crée librement son propre monde. Un monde queer de migration artistique, de transits apparemment infinis de médias, de matériaux et de symboles. Jeremy Gafas voit dans la déhiérarchisation de Thiong-Toye des figures « postmodernistes » comme David Salle, Philipp Taaffe ou Jim Shaw, qui visaient à défier les valeurs traditionnelles de l’art, tout comme actuellement une nouvelle génération de peintres, à l’instar de Paul Wackers ou Matthew Palladino4 . Interrogée sur son rapport joyeux et insouciant à l’histoire de l’art, Laura Thiong-Toye évoque ses racines chinoises, indiennes et européennes à La Réunion, dans l’Océan indien, et décrit comment les habitants de l’île sont plus décomplexés vis-à-vis de la mixité de culture et de la religion : on peut ainsi adorer Saint Expédit avant d’aller voir Kali Durga pour un autre sujet, de manière tout à fait syncrétique et en fonction de l’enjeu du moment.

Laura Thiong-Toye

L’heure du thé, 2024

Acrylique et encre sur papier

107× 157 cm

Photo © Droits réservés

Les tableaux de l’artiste présentés en 2024 à la galerie Wilde (Genève) sont un hommage explicite à ses grands-mères (ill. 3). L’une d’entre elles avait fait une école d’art elle-même, mais avait quitté son activité artistique le moment qu’elle devienne mère et femme au foyer. Son héritage, récemment découvert par sa petite-fille, a inspiré à celle-ci une série dans la gamme de couleur de son aïeule. La qualité de l’art de Laura Thiong-Toye réside dans le fait qu’on ne peut pas rester indifférent à son égard. Par leur forte présence, les images accaparent le spectateur et font penser au titre du livre de W. J. T. Mitchell What Do Pictures Want ? The Lives and Loves of Images5 . Les œuvres colorées se signalent par des points d’exclamation, elles veulent quelque chose de nous et en même temps, leur signification réelle reste mystérieuse et insondable.

  1. Clement Greenberg, « Modernist Painting », in Art & Literature, 4 (printemps 1965), pp. 193-201.
  2. Nicole Kunz, Christine Célarier, Cécile Perra, Isabelle Racine & Laura Thiong-Toye : Sacré profane, Lancy : La Ferme de la Chapelle, 2015, pp. 24-25.
  3. Anna Katz, « Lessons in Promiscuity : Patterning and the New Decorativeness in Art of the 1970s And 1980s », in With Pleasure : Pattern and Decoration in American Art 1972-1985, Los Angeles : The Museum of Contemporary Art in association with Yale University Press 2019, p. 17-51, ici p. 21.
  4. Jeremy Gafas, « Travail en duo avec Isabelle Racine 2015-2017 », in Laura Thiong-Toye Portfolio 2024
  5. W. J. T. Mitchell, What Do Pictures Want? The Lives and Loves of Images, Chicago : The University of Chicago Press, 2005.

Chonja Lee, Laura Thiong-Toye : Autour des points de bascule, DDA-Genève, 2025