L’artiste genevoise a transformé le Centre d’art contemporain d’Yverdon (CACY) en un espace de réflexion sur les dessous du pouvoir politique et économique. Une exposition exigeante où l’art tient son rôle d’aiguillon.
C’est peut-être bête à dire mais… on entre véritablement dans l’exposition de Gabriela Löffel au Centre d’art contemporain d’Yverdon. D’abord son titre, « Inside », nous y invite littéralement, puis c’est la matière qui va nous prendre. Nous interpeller, nous confondre. Une matière grise! Les murs entièrement habillés de cette couleur servent d’indicateurs, comme l’espace plongé dans une pénombre aussi opaque que cérébrale. On est dans les coulisses de quelque chose, peut-être du côté obscur de la force, peut-être dans l’envers des choses. Inside en est la porte d’entrée, et l’artiste, un guide qui n’interprète pas mais qui éclaire.
Entre l’art qui secoue les émotions et celui qui ouvre les yeux, la Bernoise – devenue Genevoise depuis ses études à la HEAD – a fait sien le premier choix, sans renier le second. Sa matière n’est pas la glaise du sculpteur ni les pigments du peintre, mais le système et ses lieux de pouvoir. Une foire polonaise dédiée à l’armement. Une conférence qui s’est tenue à Londres sur l’industrie de la sécurité. Un salon à la fois très international et très privé organisé à Genève pour la finance. Ou encore un chantier architectural sous haute protection à Shanghai, qui fait écho à un autre dans la Cité de Calvin. Drôles d’endroits pour une artiste? La plasticienne sourit sans gêne aucune. Ils, elles sont rares à importer l’art là où personne ne l’attend. Ni les protagonistes ni les projecteurs médiatiques – on pense à Ai Weiwei, dont l’activisme artistique sur le front de la migration se confond un peu trop avec l’autopromotion.
Au début est la matière
Gabriela Löffel, elle, n’est pas dans la vindicte ni dans la dénonciation. Jamais frontale, elle manie la subtilité et s’appuie sur les effets du décalage pour attirer l’attention sur un sujet ou un autre. Son appareil photo pour complice, elle se faufile dans ces lieux de pouvoir en « observatrice curieuse » sans y être invitée, usant uniquement de sa force de persuasion comme laissez-passer. Et si ça ne passe pas, comme la visite des chantiers de Shanghai et des Ports Francs de Genève, elle en fait aussi une … matière à réflexion sur les interdits, les murs infranchissables, l’arbitraire et le pouvoir des uns sur les autres. Cette « matière » qu’elle aime malaxer, dont elle aime explorer la rhétorique pour la déflorer, cette « matière » qui revient sans cesse dans la conversation. Elle en rit, s’excuse presque de se répéter, sauf que c’est un passage obligé de son travail. Sa « matière » … c’est ce qu’elle « prélève dans la réalité » comme le tailleur extrait la pierre d’une carrière. Par exemple ce discours tenu à Londres sur la suprématie de la surveillance vidéo et des barrières de sécurité.
Filmés par Gabriela Löffel, les deux protagonistes de Performance sont scotchés à leur écran d’ordinateur pour écouter un discours. Puis l’homme monté sur la scène d’un auditorium et sa coach vont le répliquer en travaillant les gestes et les mots qui convainquent. Le discours passe presque au second plan mais la répétition de certains mots le ramène au premier. « Si je m’entoure d’une équipe pour la mise en place et la réalisation des images, je fais le montage seule. J’adore ça, passer des jours et des nuits avec cette matière, j’aime travailler les voix et les sons. Pour moi, il faut aussi qu’il se passe quelque chose d’esthétique, ce qui permet de créer des espaces que le spectateur peut habiter. On dit tout au montage! Là, le fait de répéter l’importance de la barrière dans un contexte sécuritaire peut amener à penser et à réfléchir à d’autres barrières, par exemple celles qui s’érigent en Europe et dans le monde pour canaliser la migration. Mais… ça, c’est l’espace du spectateur ».
Les vidéos tournent en diptyque ou en triptyque sur lesquels les images se cherchent sans jamais vraiment se fondre et les galeries photo, faites de tirages de petits formats, forcent à faire le pas vers l’image, à entrer dans leur dialectique. Il y a ces vues d’alcôves vitrées abritant les discussions en petit comité de la haute finance. Leur esthétique est pure, linéaire, lumineuse, elle résonne avec la transparence des vitres qui laisse entrevoir des choses, sauf que c’est un faux-semblant, le tout demeure impénétrable. L’expérience est à chaque fois édifiante, l’art de la Genevoise met en question et, nuance, ne questionne pas vainement. Pour elle, il n’est ni un écran ni une surface, c’est un art politique. Et si elle ne le nie pas, elle goûte aussi à la liberté d’expression de l’artiste, « cette zone floue, grise, où plusieurs interprétations sont possibles ».