Au commencement était le verbe. Ou plutôt la carte postale qui accueille les verbes, sujets et compléments d’objets du grand-père paternel de Camille Kaiser – une missive adressée à la grand-mère algérienne partie vivre en Suisse. Le géomètre helvète y liste les difficultés rencontrées pour transférer les effets personnels du couple entre Alger et Marseille, alors que le pays nord-africain vient d’acquérir son indépendance, en 1962.
Au recto, l’objet de carton représente les contours escarpés du Cap Carbon, en bordure de Méditerranée. La carte sert de point de départ à small gestures, grand gestures, exposition de la plasticienne genevoise Camille Kaiser, à voir à l’Aargauer Kunsthaus jusqu’au 29 mai. Un accrochage organisé à l’occasion du prix d’art Kiefer Hablitzel | Göhner reçu par l’artiste en juin dernier.
Démarche investigative
Dans quatre espaces, Camille Kaiser présente autant de propositions. « Ce sont des travaux différents, mais qui sont issus des mêmes géographies et du même espace-temps, avec un lien à l’intime », explique-t-elle à la table de son atelier, au troisième étage de l’Usine, à Genève. L’accroche personnelle est incarnée par la carte postale, notamment, présentée avec d’autres spécimens produits entre 1930 et la fin des années 1980, toujours centrés sur le joli cap à l’est d’Alger.
« J’ai cherché un objet qui pouvait faire entrer les publics dans l’exposition, comme on entrerait dans une recherche », précise l’artiste dans la publication qui accompagne le parcours. La référence à l’investigation n’est pas fortuite: le principe de recherche est inhérent à la démarche de Camille Kaiser, de préférence «sur le long terme, au sujet d’une matière a priori pas destinée à entrer au musée », explique l’enfant de Mies (VD), qui s’est formée à l’Ecole d’art du Valais (devenue Edhea) puis à la Haute Ecole d’art et de design de Genève.
Au bout du lac, elle a suivi le master CCC (Critical Curatorial Cybermedia), terminé en 2016, où la posture d’artiste-chercheur·euse est encouragée, résume-t-elle alors que le bruit des travaux au barrage du Seujet voisin s’immisce dans la conversation. Sa démarche s’est nourrie au fil de résidences à Berlin ou Zurich, ou de sa participation au démarrage des espaces d’art Topic et 3353. Elle implique aujourd’hui d’aborder sujets et matières par différents biais, « pour les recollectionner, les réarticuler ».
A Aarau, la recherche se décline aussi en timbres, ceux de la poste française en Algérie, dont elle a retiré les références au colonialisme. Dans l’espace suivant, on retrouve le Cap Carbon des cartes postales, cette fois filmé pour l’installation looking at it now (2023). « C’est très compliqué d’obtenir des autorisations pour tourner en Algérie, j’ai donc engagé des personnes sur place. » Elle converse avec elles à distance, comme en attestent les courtes phrases apparaissant à l’écran, alors que la caméra cherche à retrouver les angles des cartes postales.
Enfin, plat de résistance argovien, l’installation small gestures, grand gestures (2023) part d’un épisode aussi intrigant que méconnu: celui du transfert des monuments français de l’Algérie vers l’Hexagone. Au yeux de Paris, dès lors que les ancêtres des Algérien·nes cessaient d’être Gaulois·es, pour paraphraser les livres d’histoire, la présence sur place de Jeanne d’Arc ou du duc d’Orléans perdait sa raison d’être. Aussi voulait-on sans doute éviter l’humiliation de statues déboulonnées – autant le faire soi-même!
L’armée est chargée du rapatriement, ce qui a mené Camille Kaiser en région parisienne, pour une plongée prolongée dans les archives de l’ECPAD, Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense. « J’ai aussi reçu une autorisation pour un jour de tournage, mais dans certains endroits seulement. » S’est-on méfié de l’artiste, sur place? « Aucunement, les personnes qui gèrent l’endroit ont une posture purement technocratique – elles ne s’occupent pas de contenu. »
Les images de l’installation présentent les gestes des mains gantées autant que des bribes de négatifs – on distingue le duc d’Orléans sur son cheval –, avec une bande-son évoluant crescendo. «Davantage que les statues, c’est le moment de transition historique et le transfert d’objets qui m’a intéressée.» Un déplacement cocasse puisqu’il n’est pas supposé concerner ce type d’œuvres, faites pour rester, rappelle l’artiste.
Autre aller-retour
Commissionnée par Céline Eidenbenz, l’exposition clôt les investigations de Camille Kaiser sur ces monuments, une recherche initiée grâce à une bourse covid en 2021. Actuellement, l’artiste prépare un événement autour des vidéos de la Collection d’art contemporain de la Ville de Genève (FMAC), à l’invitation du Collectif Détente – c’est prévu pour juin. En parallèle, elle s’intéresse à l’épisode des œuvres du Musée national des beaux-arts d’Alger transférées au Louvre par l’occupant français, peu avant l’Indépendance. Des pièces réclamées et reçues en retour quelques années plus tard.
Camille Kaiser n’abandonne donc pas les enjeux coloniaux de ce pays dont elle est en partie originaire. C’est d’ailleurs parce qu’il contribuait à l’effort colonial que le grand-père a rencontré la grand-mère – il travaillait à la construction des routes pour une entreprise française. On en apprend davantage sur leur relation dans la vidéo et l’histoire commence ici (2021), autour de la correspondance des aïeux. Des archives partielles: « Il ne reste que ses mots à lui, car c’est elle qui conservait ses lettres d’amour », et pas le mari, dit la voix-off du film.
De fait, la démarche de l’artiste tient aussi à combler ce vide, à redonner sa voix à cette grand-mère qu’elle a bien connue, mais dont les jeunes années ne se sont dévoilées qu’après sa mort. À la découverte d’une carte postale, par exemple.