Il était ou il n'était pas


La conduite des ancien.ne.s doit servir de leçon à leurs descendant.e.x.s. Que l’on considère ce qui leur est advenu pour s’en instruire, que l’on prenne connaissance de l’histoire des peuples anciens pour savoir ainsi distinguer le bien du mal. Gloire à celui ou celle qui rappelle leurs exemples afin qu’ils soient médités par leurs descendant.e.x.s. […] Le but […] est d’instruire. Ce que l’on […] raconte forme l’esprit. Ce que l’on […] comprend le fortifie. [L’histoire] s’adresse aux grand.e.x.s de ce monde. […] On y suivra de nobles récits. Écoutez-les.

Quel regard portons-nous aujourd’hui sur l’histoire de celles et ceux qui nous ont précédé-e-x-s? Ces histoires qui ont failli tomber dans l’oubli et qui risquent encore d’y tomber. Chaque récit, aussi futile qu’il paraisse, peut sauver des vies. Chaque récit est contenu dans un récit-cadre, lui-même un récipient que l’on peut remplir pour l’adapter à son public et en fonction des besoins d’un temps donné, d’un moment dans l’histoire. Le récit-cadre est une identité mais aussi un carrefour, composé d’une infinité de voix et qui devient dès lors un très puissant portevoix dont il est sage de se méfier. Si le récit cadre change, alors tous les récits contenus changent. Le récit-cadre est en fait le point de vue unifiant par lequel on entre dans chacun des récits. Il est aussi le récit qu’on oublie, pris-e dans les récits qu’il contient et qui absorbent l’esprit, la capacité de jugement.

Si le tout tient ensemble, c’est bien parce que chacun des récits varie, en tons, en personnages, en voix. L’unité, c’est le jaillissement perpétuel. [Un récit] qui contient les possibilités du Plaisir spontané, qui est la beauté1 . L’unité c’est elle.

Tous les matins, on se lève pour gagner sa vie et ainsi on suspend sa condamnation à mort. À la nuit tombée, on comprend qu’on a conquis une journée de plus. Entre ces deux temps, des histoires se sont racontées. Et alors, c’est par la nuit qu’on découpe le temps. La nuit, on ne fait pas que raconter.

Dans les récits, les identités peuvent devenir évanescentes et changeantes. Chaque histoire devient un espace d’ambiguïtés. Si le récit est efficace, la fiction a le potentiel de réorganiser le réel, à un point tel qu’au-delà de la société apparaît le rêve et celui-ci est tel, que c’est le réel qui se montre au bout du mensonge (d’après Jamel Eddine Bencheikh). N’importe quelle fiction construit une vision du monde, qui s’appuie sur certaines idées préconçues, sur des craintes, des utopies. L’enjeu, ce ne sont pas les héro.ine.x.s qu’on crée, qu’on se crée. L’enjeu ce sont les qualités incarnées par les personnages.
Autour de ces récits, on entend souvent beaucoup d’hommes parler de ce pour quoi se battent les femmes, pendant qu’ils prononcent des mots savants à propos du récit-cadre. Ils veulent une femme qui tienne –le monde– par la parole, et pourtant ils ne donnent la parole à aucune femme et ne remettent pas en question leur parole d’homme sur des vies de femmes. Ils parlent aussi de ce que cette femme qu’ils fantasment aurait en réalité voulu faire [ils fantasment sur un dérivé de la fiction dans la fiction], ils se positionnent, sans en avoir conscience, contre le récit qu’ils adulent puisqu’ils le modifient intrinsèquement en le fantasmant, plutôt que de regarder, écouter.

Dans les récits, il y a des personnages invisibles qui deviennent visibles, et vice-versa. On ne peut plus “situer ‘l’autre’”, le réduire à son “apparaître”2 . L’absence et la poésie sont intrinsèquement liées au récit : il était ou il n’était pas. L’absence, la poésie et la contradiction. Un espace qui nous révèle dans l’invisibilité3 . Ces récits ont, me semble-t-il, le potentiel de produire des corps qui surgissent “dans un double mouvement contradictoire”, affirmant leur présence tout en œuvrant à leur fuite4 .

Dans les lettres écrites par son grand-père à sa grand-mère, Camille Kaiser n’a accès qu’à un point de vue, aussi ambigu soit-il. Si ces lettres lui sont encore accessibles, c’est bien parce que sa grand-mère les a précieusement conservées. C’est donc le regard et l’attention portée par cette femme, qui nous donne accès à d’autres récits et en l’occurrence au récit d’un homme, que Camille Kaiser propose à chaque spectateur-trice-x-s de se réapproprier librement, dans son installation.

La vraie question est de savoir si, quand l’histoire se termine, le pouvoir est rétabli, si le système a été déréglé, ou s’il se perpétue.

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Ce texte cite en introduction les Milles et une Nuits – en y immisçant une écriture inclusive –, et s’inspire librement de son historiographie et des réflexions d’Aboubakr Chraibi, Jamel Eddine Bencheikh, André Miquel, Michel Butor notamment écoutés sur les ondes de France Culture. Il cite également l’ouvrage Décolonisons les arts! publié chez l’Arche, Paris, 2018 sous la direction de Leïla Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès.

  1. Simone White, Dear Angel Of Death, New York: Ugly Duckling Presse, 2018, p. 86 
  2. Myriam Dao, « Tisser du lien », p. 26
  3. Olivier Marboeuf, « décoloniser c’est être là, décoloniser c’est fuir », p. 76 
  4. Olivier Marboeuf, idem, p. 74

Olivia Fahmy, « Il était ou il n’était pas », in it almost felt like the voice of a close friend, éd. Julie Marmet, 2021