(sans titre)

« La solution au problème de l’identité est, allez voir ailleurs si j’y suis ».
Jill Johnston

Elles sont nées dans les années quatre-vingt. Elles ont grandi à l’est et à l’ouest, se nourrissant d’images, d’artistes et de cinéma. Elles en ont eu vraiment besoin pour fuir, pour rêver, pour s’inventer, pour cultiver un devenir. Elles ont écouté Pink Flyod, Massive Attack et les Spice Girls. Elles ont bu du Coca-Cola, ont appris l’anglais et ont passé beaucoup de coups de fils. Elles ont visité des studios de cinéma ou ont acheté des cassettes VHS au marché noir. Elles ont eu envie d’y croire. Elles ont contourné la censure. Elles ont traversé l’épidémie du sida sans vraiment la comprendre. Elles ont vu des gens jeunes et beaux devenir malades et mourir. Elles ont collectionné les magazines et les posters. Elles ont vécu la chute du mur et d’une dictature. Elles ont admiré Naomi Campbell, la petite sirène, Kate Moss, Eva Herzigova mais aussi Jimi Hendrix, Jim Morrison, Malcom X et Martin Luther King. Elles ont accroché des images aux murs de leurs chambres à elles. Elles ont vu les femmes des années nonante porter des talons aiguilles et de la dentelle. Elles ont entendu les adultes leur dire qu’il fallait souffrir pour être belles. Elles ont eu envie de sécher les cours, de rouler des pelles et de graver des compilations sur des CD. Elles ont appris les slogans publicitaires. Elles ont grandi dans des familles hétérosexuelles. Elles ont eu des « styles ». Elles ont été skateuses-punks ou hippie-grunge-girly. Elles ont voulu avoir les ongles peints et des idéaux révolutionnaires. Elles ont participé à des manifs. Elles ont téléchargé des films. Elles ont aimé Keanu Reeves, Johnny Depp et Basic Instinct. Elles ont dansé dans des raves et sur de la dance music. Elles ont chanté I like to move it move it et my love has got no money but he’s got the Stromboli. Elles ont compris les codes et ont appris les paroles. Elles ont déménagé. Elles ont tout recommencé. Elles ont souvent tout réinventé. Elles ont beaucoup regardé la télé. Elles ont été « fan de ». Elles ont vu leurs mères cuisiner, repasser, nettoyer et travailler. Elles ont su s’adapter. Elles ont collectionné les cartes téléphoniques et les emballages de parfums. Elles se sont connectées à internet avec un modem ultra bruyant. Elles ont chatté des journées entières. Elles se sont inventé des pseudos. Elles ont eu des adresses email hotmail, aol ou caramail. Elles ont eu des téléphones portables. Elles ont répété leurs identités dans la culture pop. Elles ont étudié. Elles ont eu leurs règles. Elles ont appris à mettre des tampons et à prendre la pilule de contraception. Elles ont continué à regarder des films. Elles n’ont pas toujours dit oui. Elles ont loué des DVD. Elles ont aimé les héroïnes. Elles ont expérimenté le sexisme. Elles ont eu envie de devenir des femmes fortes et libres. Elles ont appris à dire non. Elles ont lu, parlé, déconstruit, théorisé. Et parfois, elles ne voulaient plus être des femmes. Elles n’ont pas cessé de créer, de s’émanciper, de se ramasser. Elles ont été tous les jours différentes. Elles ont regardé et ont été regardées. Elles ont appris à se défendre. Elles ont passé le permis de conduire. Elles ont voyagé. Elles ont senti leurs imaginaires colonisés. Elles ont eu envie de se déguiser. Elles ont changé de coupes de cheveux. Elles ont été fascinées par Sharone Stone, Winona Ryder et Grace Jones.

Elles aiment le female gaze au cinéma. Elles ont envie de devenir les sujets de leurs vies. Elles veulent des bodies for sins and heads for business. Elles se sont demandé comment les images les avaient vampirisées. Elles ont continué à envoyer des emails. Elles se sont fait un compte Facebook et ont choisi une photo de profil. Elles ont appris à liker, à poker à participer à des events, à adder des friends. Elles ont appris à parler en hashtags. Elles ont
envoyé des messages sur Messenger et ont effectué beaucoup de recherches sur Google. Elles ont visité la Silicon Valley. Elles croient en l’amitié et à la sororité. Elles ont consulté leurs horoscopes. Elles sont fascinées par Hollywood et les Kardashian. Elles sont tombées amoureuses. Elles ont des relations stables. Elles ont réparti les tâches. Elles stalk et scroll. Elles ont voulu être libres comme Thelma et Louise et invincibles comme Sarah Connor dans Terminator. Elles ont voulu couper la tête au patriarcat et planter un poignard dans le cœur de la domination. Elles ont voulu séduire. Elles ont eu un bureau. Elles ont eu des Mac Books blancs et lourds. Elles ont envoyé des messages sur WhatApp, Telegram et Signal. Elles ont compris que le médium était le message mais aussi le massage. Elles prennent beaucoup de photos avec leurs téléphones. Elles répondent en gifs ou en émojis. Elles font des selfies. Elles taguent des amies et ont créé des comptes Instagram. Elles partagent des photos, elles font des stories. Elles ont eu la sensation d’être possédées. Elles font des expos. Elles rejouent des fictions. Elles ont tellement eu envie de rire. Elles sont belles et monstrueuses. Elles ont vomi leur mémoire culturelle. Elles ont créé des fichiers doc, tif, jpeg, mp4 et de nombreux pdf. Elles ont stocké leurs films sur des disques durs. Elles ont perdu des clés USB et sauvegardé leur travail sur Dropbox. Elles sont devenues les vampires des images qui ont sucé le sang de leur enfance. Elles ont désiré accoucher d’œuvres plutôt que de bébés. Elles ont travaillé. Elles sont devenues cheffes, directrices, responsables. Elles se sont exprimées et ont fait du play-back. Elles ont vénéré les images comme l’on vénère le sacré. Elles ont enseigné. Elles ont peur de vieillir. Elles ont voulu capturer nos corps et nos regards. Elles ont voulu devenir éternelles. Elles ont trouvé ça ridicule.

Elles restent mouvantes. Elles s’identifient et se dés-identifient. Elles trouvent que la mort nous va si bien. Elles sont les gorgones du box-office. Elles sont fictions. Elles se tordent le cou, se défigurent et se brûlent le ventre si bon leur semble. Elles jouent et jubilent. Elles sont Mina & Lucy, Nicky & Vicky, Maria & Lauren et tellement d’autres à venir encore.

Laurence Wagner, 2022