Lauren Huret

Si, partant à la recherche d’informations sur le travail de Lauren Huret, vous décidez de consulter son site web, vous tomberez sur ce message (en anglais) en forme de fin de non-recevoir : « Merci de votre intérêt ! Je suis artiste visuel. Je ne mets pas grand chose sur mon site, parce que je n’ai pas confiance en l’Internet, et c’est aussi beaucoup de travail. Mais j’y travaille. Je préfère vous connaître avant. Si vous désirez plus de détails sur ce que je fais, envoyez-moi un courriel 1 . » Suivra la mention d’une série récente, à présent achevée (The Creature), des liens vers des livres qu’elle a publiés, un rappel de ses engagements dans plusieurs structures militant pour les droits des artistes, notamment sur la question de la rémunération, et, enfin, une longue liste d’expositions personnelles ou collectives auxquelles elle a pris part depuis 2018.

Comment expliquer cette méfiance ? « Je considère vraiment Internet comme un dispositif extrême de surveillance de masse, c’est plus qu’une méfiance », explique l’artiste, dont le travail porte sur les dispositifs techniques et médiatiques et les systèmes de croyances et de valeurs qu’ils produisent. Ce qu’elle nomme le « pouvoir performatif des images », les mythologies de l’intelligence artificielle, la puissance auratique des célébrités, le self-branding et la transformation de l’économie émotionnelle et attentionnelle à l’ère du partage de masse constituent autant de questions qui lui ont inspiré projets et expositions. En 2019 par exemple, Praying for my haters (CCS, Paris) revenait, à partir du concept d’« image maudite », sur le travail méconnu des modérateurs du web, ces prolétaires globalisés et invisibilisés qui sont exposés quotidiennement à des flux de milliers d’images traumatisantes. Trois ans plus tôt, l’ouvrage Artificial Fear, Intelligence of Death concluait un travail au long cours sur les fantasmes autour de l’IA. Mais justement, Lauren Huret aborde ces imaginaires technologiques avec un regard qui doit beaucoup aux recherches actuelles sur les interactions êtres humains-machines (voir les travaux de Katherine Hayles ou d’Yves Citton, par exemple), et plus généralement à sa connaissance précise de l’histoire de l’informatique, du féminisme et des ramifications les plus sophistiquées de la culture de masse et des cultures populaires. On pourrait résumer ainsi sa position : beaucoup de fascination, beaucoup de conscientisation. La production matérielle fait pleinement partie de ce processus. L’artiste a développé une pratique qui, si elle se nourrit de recherches, ne délaisse pas le monde physique, bien au contraire : elle réalise des sculptures, des collages, des installations. Ses performances en forme de séances de méditation guidée, impliquent toujours le corps des spectateur·ices qui sont amené·es à écouter des fluxs d’informations tout en laissant leur corps et leur esprit dériver. Quant à ses vidéos, elle pense avec précision leur mode de diffusion, en leur imaginant des dispositifs dédiés, parfois imposants.

Ajoutons enfin que le travail de Lauren Huret se construit comme une conversation. Celle-ci peut se tenir avec d’autres artistes, comme Maria Guta par exemple. Depuis plusieurs années, les deux artistes et amies réfléchissent ensemble, au gré de leurs collaborations, sur la manière dont les médias et la fiction influencent et modifient nos constructions identitaires. En un mot, comment ils nous produisent. Cette conversation implique également des chercheur·euses, spécialistes des questions qui l’intéressent, et qu’elle invite dans les nombreux entretiens ou essais qui constituent le cœur de ses livres. Enfin, dans la tradition de l’art pop et de la Pictures Generation (un mouvement artistique né au tournant des années 1980 qui a exploré, en les manipulant, ce que nous font les images) c’est un dialogue qu’elle mène dans, et avec les images.

  1. « Dear Internet user, Thanks for passing by ! I am a visual artist. I don’t put much of my things on my website, because I don’t trust much the Internet, and it’s a lot of work. But I am working on it. I prefer to know you before! If you want more details about some works and what I am up to, please send me an email »

Jill Gasparina, Lauren Huret, Art au Centre Genève, 2022