Anne Blanchet transfigure les matériaux qu’elle utilise, comme l’alchimiste change le plomb en or. Subtilement, elle détourne les propriétés traditionnelles du bois, du verre ou du plexiglas pour faire voir et donner forme à des éléments impondérables et immatériels tels la lumière et l’espace.
Ses premières sculptures réalisées dans les années 1980 sont des assemblages de bois et d’eau ou de miroirs. Le bois n’est pas considéré comme un matériau à tailler, mais est utilisé sous la forme de planches industrielles ne nécessitant aucune intervention gestuelle de la part de l’artiste. Les planches sont simplement assemblées et constituent la charpente d’une superposition de formes élémentaires, de cubes ou de prismes triangulaires, qui évoquent les sculptures minimalistes de Donald Judd. L’artiste incorpore alors de l’eau ou des miroirs qui interfèrent avec cette construction rigoureusement géométrique. L’eau est déposée sur des feuilles de plastique qui se galbent sous son poids et donnent corps à cet élément liquide, mouvant et informel. Ce dispositif met en évidence la présence de la lumière qui, au lieu de traverser imperceptiblement la transparence de l’eau et du plastique, se trouve réfléchie et déviée comme sur un cristal prismatique. La lumière n’a plus ici pour seule fonction de rendre visible un objet, mais devient un élément constitutif de l’œuvre. Instable, éphémère, elle s’oppose à la sobriété et à la rigueur de la construction géométrique qui se trouve ainsi transformée en une colonne de lumière.
Les assemblages de bois et de miroirs procèdent selon le même principe : le miroir réfléchissant les éléments environnants transforme l’espace clos de l’œuvre en un jeu visuel où le regard ne peut plus délimiter les frontières entre la forme et son fond, entre le réel et son reflet, qui semblent étrangement s’inverser. L’installation monumentale à Bex et Arts en 1996 place le spectateur dans une situation identique. Les grands verres semi - transparents encadrent le paysage et réfléchissent ce qui se trouve derrière le promeneur. Suspendues de l’autre côté de la vallée, les montagnes reflétées lui paraissent aussi réelles que le reste du paysage, remettant ainsi en question les limites de sa perception.
La conjonction des éléments naturels et des matériaux industriels, dans le sens alchimique de l’union transformative de substances dissemblables, est une donnée récurrente de l’œuvre d’Anne Blanchet. Emergences, 1994, est une installation composée de sept dalles de MDF laqué blanc mat. La sobriété extrême de cette œuvre l’inscrit dans la filiation de l’art minimal, des sols de Carl André par exemple : même répétition d’un module, même occupation du sol. Même surface plane? L’artiste découpe des triangles au centre de la dalle, crée des tensions dans la matière, de légers soulèvements de plans qui ne deviennent visibles que lorsque la lumière se heurte contre les découpes. On remarque alors une évolution rythmique dans le dessin des triangles sur les dalles, d’abord pointe contre pointe, ils glissent l’un contre l’autre et s’étirent jusqu’à l’extrémité de la plaque. Ces émergences catalysent la lumière dont la présence devient tangible et dont le passage laisse une trace d’ombre sur la surface de la dalle.
Enfin, avec le plexiglas, l’artiste trouve sa pierre philosophale ! Depuis 1995, Anne Blanchet réalise des dessins de lumière, des Light drawings, sur des plaques de plexiglas de plusieurs centimètres d’épaisseur, à la limite entre la transparence et l’opacité. Elle coupe avec une précision technologique des lignes de quelques millimètres de large qui servent de pièges à la lumière. Ainsi celle-ci, lorsqu’elle tombe dans une entaille et s’y réfléchit, laisse la trace de son passage dans l’épaisseur de la plaque opalescente. Le plexiglas laisse subsister l’aura de la lumière qui se matérialise par le contact avec ce support en s’y confondant. Les deux éléments sont alors indissociables, l’un révélant l’autre : la lumière dématérialise le plexiglas dont la profondeur semble se prolonger à l’infini, au-delà du mur où il est accroché ; alors que le plexiglas capte la lumière et la rend tangible, comme dans les œuvres de l’artiste américain James Turrell qui ont influencé les recherches d’Anne Blanchet. C’est la lumière qui est sculptée par l’artiste, non pas la plaque de plexiglas dont la surface reste parfaitement plane malgré l’impression qu’elle donne d’avoir été creusée.
Cette rencontre entre le plexiglas et la lumière n’est jamais arrêtée dans temps. C’est un instant capté par le spectateur, témoin de ce perpétuel recommencement : la composition du dessin, représentant des formes géométriques élémentaires - la ligne ou le carré - ou des plans évoquant des éléments d’architecture – une paroi, une porte, un plafond -, est différente à chaque variation de l’orientation ou de l’intensité de la lumière. L’espace de l’œuvre est modifié quand les zones d’ombres s’inversent, transformant un plan positif en plan négatif.
En parallèle aux dessins de lumière, Anne Blanchet réalise des installations monumentales qui s’inscrivent dans la continuité logique de son travail sur l’espace et la lumière. L’artiste utilise des objets manufacturés, des portes (Portes 97, musique visuelle, 1997, Sierre, Neuchâtel) ou des barrières (Passages 99, musique visuelle, 1999, Bex) dont elle transforme l’action mécanique en un mouvement cadencé. Ainsi, l’ouverture et la fermeture automatique de portes devient un ballet rythmique, le balancement de barrières des passages à niveaux une danse sans fin. Leur emplacement rigoureusement élaboré rend perceptible l’espace dans lequel elles sont placées, l’air qui les entoure paraît soudain tangible comme un morceau de matière découpée. Les portes et les barrières évoquent également l’idée du passage du corps ou du regard dans l’espace. Le spectateur est invité à entrer physiquement à l’intérieur des installations, comme la lumière pénétrait les plexiglas, pour expérimenter une nouvelle perception de l’espace.
L’ensemble de l’œuvre d’Anne Blanchet, dont la beauté plastique invite à la contemplation, incite donc toujours le spectateur à réfléchir et à s’interroger sur l’acte complexe du regard. Le spectateur expérimente la fragilité de sa propre perception, l’incapacité de distinguer le réel de l’apparent, ou découvre au contraire les possibilités insoupçonnées de voir l’imperceptible. Il évolue du monde sensible à l’univers de la pensée. Le moment de la perception et celui de la réflexion ne sont pas en opposition mais renvoient l’un à l’autre : « c’est une réflexion qui se retourne sur l’épaisseur du monde pour l’éclairer, mais qui ne lui renvoie après coup que sa propre lumière ».