Si la certitude de notre existence dépend de nos sensations corporelles, comment être conscients de nous-mêmes, quand toute stimulation sensorielle s’interrompt? C’est à partir de cette hypothèse que l’expérimentation de la privation sensorielle a été développée. Menée par l’Université McGill à Montréal dans les années 1950 et financée par la CIA, cette expérience visait une utilisation militaire. En annihilant toutes perceptions par le corps – y compris la sensation de pesanteur ou de température – on peut produire aussi bien des effets thérapeutiques et relaxants qu’une forme de torture psychologique extrêmement puissante, capable même de susciter un trouble de la personnalité à long terme. En ajoutant à cela des messages murmurés à des patients endormis et un traitement d’hallucinogènes – qui ont effectivement fait partie des expériences menées à l’Université McGill – c’est la fable dystopique d’Aldous Huxley, Brave New World, qui devient réalité.
Les installations de Luc Mattenberger se nourrissent de recherches sur la manipulation de la conscience humaine ainsi que d’études en sciences affectives, en biologie, sur l’intelligence artificielle, ou encore des analyses du « big data », lequel est utilisé pour apprendre aux machines à transformer les individus en sources de données prédictibles et ciblables. Avec le récent développement de la surveillance de masse et de la récolte de données biométriques, le philosophe Yuval Noha Harari prédit que la manipulation des esprits pourrait prendre des proportions démesurées, les données biométriques permettant de « mieux nous connaître que nous ne nous connaissons ». Luc Mattenberger observe de près la relation entre l’humain augmenté, la machine et les manipulations émotionnelles, en s’interrogeant sur la manière d’y échapper par une connaissance et un autocontrôle accrus de nos systèmes de pensées, ou encore par l’introduction de la contingence, non calculable par les machines, comme élément d’« imprédictibilité cultivée ». 1 ]
La recherche artistique de Luc Mattenberger se situe à l’intersection entre les utilisations médicale et militaire des techniques d’influences du cerveau humain, s’appuyant sur des références historiques comme la psychologie expérimentale, jusqu’à l’exploitation actuelle de ces
techniques, comme l’utilisation des murmures ASMR ou de la phéromone de la peur. L’installation Station assise (Peur) diffuse cette substance au moyen d’un brumisateur. La transmission de la peur d’un individu à un autre par le biais d’une phéromone a déjà été largement observé dans le monde animal. Selon des recherches récentes, ce mécanisme de second-hand stress transmis par phéromone s’appliquerait également aux humains, qui peuvent ainsi « sentir » la peur – et ainsi être manipulés à leur insu par ce phénomène.
Les installations présentes dans l’exposition Dopamine Crush oscillent entre un message de coercition et de bien-être. Avec des matériaux froids et non organiques tel que le métal, le carrelage, le similicuir et des couleurs comme le blanc, le gris ou le beige, Luc Mattenberger crée un univers aseptisé, calme et neutre. Est-on en présence d’un spa ou d’une cellule d’expérimentation? À mi-chemin entre le meuble et l’instrument, et en l’absence de modes d’emplois, ces objets suggèrent néanmoins certaines activités: sonner des cloches, s’approcher d’un miroir pour écouter les murmures qui en émanent, s’asseoir, s’allonger ou se réchauffer à une source lumineuse intense. Cependant, si ce rayon limité d’actions possibles disparaissait, l’ensemble pourrait rapidement devenir insoutenable. Station couchée (Mc Gill) représente certainement l’installation la plus inquiétante. Un matelas s’inscrit dans un espace délimité par un muret en ciment; des prothèses en mousse maintenues par des sangles et un masque à la visière opaque suggèrent l’absence d’un corps allongé, ligoté, privé de toute sollicitation extérieure. Ou alors, on est au contraire en présence d’une situation de liberté totale, où l’individu est débarrassé des réalités extérieures, si souvent marquées par de nombreuses injustices, souffrances et efforts? Les visions utopiques et science-fictionnelles d’une immersion dans « le meilleur des mondes » pour échapper volontairement ou non – à ce qui serait son opposé, la « réalité » authentique, traversent l’imaginaire de l’art et de la science: de Aldous Huxley, dans les années 1930, au vêtement Bio-Adapter imaginé par l’écrivain Oswald Wiener comme « combinaison-bonheur » qui subviendrait à tous les besoins physiques et psychiques,2
en passant par la télévision intégrée dans les sculptures portables de Walter Pichler dans les années 1960, jusqu’à la trilogie cinématographique Matrix (1999) réalisée à l’aube du nouveau millénaire. Toutes ces « bulles matrices » tendent à démontrer ce que savait déjà Huxley sur la gestion des « good and happy members of society » 3
, notamment « que l’on peut contrôler les gens bien plus sûrement par l’amour et le plaisir que par la peur et la violence » 4
comme le résume également Yuval Noha Harari. Harari démonte aussi le mythe d’une opposition binaire entre la matrice et la réalité: « Les gens ont peur d’être piégés dans une bulle, mais ils ne se rendent pas compte qu’ils le sont déjà: leur cerveau, lequel est enfermé dans une bulle plus vaste, la société humaine avec sa myriade de fictions. Quand vous sortez de la matrice vous ne découvrez jamais qu’une matrice plus grande ».5
Selon Harari, c’est dans la dissolution du moi que l’individu perçoit le potentiel pour une existence responsable aujourd’hui: « Puisque le cerveau et le ‘moi’ font partie de la matrice, il faut fuir son propre moi. S’extraire de la définition étroite du moi pourrait bien devenir un talent nécessaire pour survivre au XXIe siècle ». 6
Luc Mattenberger, quant à lui, ne propose aucune
sortie de secours. Ses installations ébranlent nos bulles de sécurité et de certitudes. Elles sont autant d’invitations à nous exposer de
manière bien physique aux ambivalences insolubles et sous-jacentes qui traversent tous ses objets, et qui marquent nos expériences – qu’elles soient dans la «réalité» ou dans la matrice, dans la fiction ou dans l’art.