Saisir le reflet de l'immatériel

Chaque toile est le résultat d’une histoire singulière. Chaque toile a pris naissance un jour sous la souplesse d’un pinceau chargé de remplir sa surface: une première couche d’une couleur dont le nom donne d’entrée le titre à l’œuvre, accompagné de la date du jour pour inscrire ce point de départ déterminant. Concentré moins sur des détails que sur l’ensemble de la composition, le parcours du pinceau se révèle ensuite ambitieux. Bien que ce dernier n’ait ni croquis pour s’orienter ni motif à reproduire. En chef d’orchestre toujours subordonné à l’artiste, il définit la densité du projet pictural qui va se développer dans l’espace de la toile. Dans une consommation sans modération des couleurs, le pinceau laissera percevoir au final en filigrane ses nombreux passages imprégnés de pigments. Le travail réalisé à plat – à la peinture alkyde1 depuis 1984 – résulte ainsi d’une forme de gestuelle, discrète, qui tient de l’inframince.

Jour après jour, les couleurs se sont superposées avec sensualité sur le micro-relief de la toile. Un velouté de matière a laissé un peu des teintes “de dessous”, transparaître, laissant la stratification du travail se deviner comme un murmure coloré, un chuchotement de formes passées par là. Sur la totalité de la surface, Josée Pitteloud reprend sa toile, couche après couche, en sédimentations successives, comme en sont formés les paysages de montagne qu’elle observe depuis l’enfance. En cela, l’artiste pourrait rejoindre le cercle élargi des romantiques, dépendant des choses perçues, comme la lumière qui l’entoure, les saisons qui varient.

Tout artiste né après les années 1950 sait qu’il n’est de loin pas aisé de poursuivre le grand programme moderniste de la peinture abstraite, déjà bien accompli. Josée Pitteloud a cependant développé une manière de faire et un style aujourd’hui parfaitement identifié qui va bien au delà de la négation de l’objet. Creusant les mêmes pistes depuis des années, son travail se caractérise par une constance et une capacité de se tenir à l’écart tout en étant indissociable de l’art produit ces dernières décennies. À la différence près que son travail semble avoir une adhérence particulière au temps.

Après avoir questionné les éléments constitutifs de la peinture par le biais de gestes simples ou de formes géométriques évidentes, Josée Pitteloud, qui a fait ses études au moment ou Support-Surface faisait école, a développé des séries de tableaux qui se sont enchaînées les unes après les autres. Depuis les monochromes des années 1980, peints à l’huile, ou l’on discernait peu la trace du pinceau, l’artiste n’a eu de cesse de complexifier sa palette et les effets possibles à partir de celle-ci.

Au fil du temps, la peintre a adopté une attitude de plus en plus libre à l’égard de sa propre démarche. Ne pas rester dans le confort des habitudes, bousculer les attentes, ne pas s’appuyer sur des acquis. Ne pas connaître ce qui va advenir. Être prête à saisir les opportunités de l’imprévisible. En somme, voir où cela mène. Il s’agit de voir et surtout de regarder la peinture en train de se faire avec une attention et une concentration de chaque instant. C’est là que réside le réel programme de son travail.

Chaque œuvre connaît bien évidemment ses aléas, ce qui ne découragera jamais pour autant son auteure. Josée Pitteloud quittera un format pour un autre afin de s’offrir une respiration et de tenter de débloquer une situation arrêtée. Rapidement exécutés, réalisés avec le surplus des couleurs en fin de séance, d’autres petits travaux – développés sur papier – lui permettront de travailler autrement l’impression de translucidité qui lui est chère.

Une fois qu’une toile est commencée, elle peut connaître plusieurs vies avant de trouver, au terme de son chemin, une existence définitive, alors seule révélée au public. L’œuvre contiendra ainsi en elle toute la compacité d’un livre renfermant de nombreux chapitres intermédiaires, dont on ne pourra lire les pages en détail. Un peu comme un écran de cinéma qui contiendrait le souvenir des images qui auraient été projetées sur sa toile, séance après séance. Ou comme une forêt épaisse qui révélerait ses zones de lumière ou ses clairières au détour d une promenade.

Lors de la pose d’une nouvelle couche de couleur, seules quelques heures de travail sont possibles avant qu’elle ne « tire », puis ne durcisse. Des contraintes de temps qui participent aussi à déterminer le cadre du travail. Temps qui est pourtant exploité autant que nécessaire pour parvenir à un résultat, suprême, parfait. Une œuvre pourrait résister dix ans à Josée Pitteloud, et dix ans de travail seraient alors nécessaires à son aboutissement. Une position qui va à l’encontre de l’accélération de notre monde, du flux incessant et abondant des images. Lentes dans leur production, hypnotiques dans leur réception, les peintures de l’artiste offrent un ralentissement et agissent peut-être comme un antidote à la consommation actuellement effrénée des images.

Il s’agit de trouver les bons gestes pour avancer et de ne rien gâcher par celui qui serait de trop. Certaines étapes peuvent s’avérer cruciales. C’est un risque à prendre. Comme le racontait l’artiste Per Kirkeby : « Le commencement est toujours sa propre mort. Peut-être contient-il toujours le noyau de quelque chose – mais jamais ce que l’on considère soi-même comme noyau – de cette chose qu’il faut reconquérir. Mais il faut d’abord l’avoir perdu pour pouvoir le reconquérir. Il faut donc perdre quelque chose que l’on ne connaît pas et partir en guerre sans raison2 . » Sans qu’il n’y ait de règle établie, en deux, trois, voire davantage de couches, un tableau de Josée Pitteloud peut être complètement modifié, et cette transformation l’amène ailleurs, vers ce qui doit être réalisé.

Attendre que la composition tienne par elle-même, que quelque chose d’abouti se profile enfin sur la toile et alors seulement le pinceau pourra tirer sa révérence. « Une peinture […] apparaît juste quand, par sa présence, elle provoque ce moment de trouble ou d’aphasie, qui engage une autre vision, une révision des certitudes3 ”, explique le peintre Gilgian Gelzer.

Depuis toujours, la détermination de Josée Pitteloud engage une seule promesse : l’objet de la peinture ne sera jamais autre que la peinture elle-même. Les couleurs contiendront immanquablement la vibration des teintes sous-jacentes, rendant leur interprétation pour une part mystérieuse. Il y a un effet d’enrichissement des couleurs par le procédé d’accumulation des couches. Et quelle que soit l’énergie consacrée pour y parvenir, la densité du résultat n’en offrira pas moins de polysémie visuelle.

La combinaison sensible des couleurs fluides – rarement saturées – exige du regard un moment pour y entrer par immersion ou en scruter l‘indéfinissable richesse, pétrie de nuances subtiles. La translucidité règne dans la peinture de Josée Pitteloud comme un hommage à l’emploi, par le passé, des glacis qui soulignaient le charnel des carnations et le velouté des cieux. Une invitation pour le regardeur à saisir le reflet de l’immatériel ou l’énigme d’une évidence, que ce soit celle des couleurs, des pensées, des souvenirs, des sentiments ou des impressions. En conséquence, le tableau n’est autre que suggestion, et l’équilibre des rapports que les couleurs tiennent entre elles, qui dépendent encore fortement de la lumière qui les révélera dans une salle d’exposition.

Ces travaux peuvent aussi s’entendre comme des rythmes et des silences aux multiples interprétations lyriques. Adossée à la modernité, sans repère d’échelle – entre macrocosme et microcosme –, la peinture de Josée Pitteloud demande du temps pour être saisie dans son essence. Elle sait réserver de nouvelles sensations à des moments renouvelés. L’artiste ne développe pas un art qui peut être classé, elle préfère questionner sans relâche la position et les perceptions de l’observateur.

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Infolio
Promenade

  1. De consistance plus fluide que les huiles traditionnelles mais d’un usage semblable, les couleurs alkydes, à base de liant de résine alkyde modifiée à l’huile, présentent l’avantage d’un séchage plus rapide – toutefois plus lent que les émulsions acryliques diluées à l’eau.
  2. Per Kirkeby, Excursions & Expéditions, Centre national d’art contemporain de Grenoble, 1992, p. 115.
  3. Gilgian Gelzer, « Entretien avec Daniel Pontoreau », in Le Journal des expositions, n°18, septembre 1994, p. 1.

Karine Tissot, « Saisir le reflet de l’immatériel », in Bernard Fibicher, Philippe Mathonnet & Karine Tissot, Josée Pitteloud. Voir où cela mène, 1994-2012, Gollion : Infolio, 2013, pp. 40-41.