~ Révolutions  Jérémy Chevalier

En janvier 2018, j’ai assisté à un spectacle, L’impression, de la compagnie Old Masters. Il avait lieu au Théâtre de l’Usine, à Genève. Jérémy Chevalier était parmi les artistes que Marius Schaffter, Sarah André et Jérôme Stünzi avaient invité-e-x-s à collaborer à cette pièce. L’impression se présentait comme une « chorégraphie thérapeutique ». Sur scène, l’espace était bleu ciel. Autour d’un polyèdre monochrome, ton sur ton, les personnages, dans des combinaisons rose chair pâle était masqués de formes aux protubérances organiques et coiffés de perruques rousses ébouriffées, y parlaient de guérison, effectuaient des rituels. On observait ces drôles d’êtres « de chair » se mettre à nu. Le discours naviguait avec ironie, mais aussi douceur, entre confession, profondeur philosophique et lieux-communs du monde du wellness. L’objet du spectacle était, je crois, d’être exposé à ces échanges et de voir un groupe tenter de se guérir. Au final, on était imprégné par ce tissage d’impressions, d’émotions et de couleurs. On était soi-même un peu guéri en retour. À l’issue de la pièce, je retrouvais les membres de la compagnie dans un restaurant du quartier des Pâquis. Là, marchant entre les tables, Jérémy, un casque sur les oreilles, enregistrait des sons. Il avait l’air concentré. Lorsque je lui demandais ce qu’il faisait, il me répondait simplement, avec un léger sourire aux lèvres : « je ne sais pas ». À l’écart des conversations, se tenant entre les allées du restaurant, l’artiste ne prêtait pas attention à l’animation autour de lui. Le regard tourné vers le sol, focalisé sur l’espace sonore, il écoutait.

J’essaie d’effectuer une opération comparable en repensant à Concrete Music, la première série de travaux de Jérémy Chevalier dont j’ai pu faire l’expérience. Dans ce travail, des disques vinyles sont moulés en béton. D’abord produite de manière assez intuitive, avec les disques que l’artiste avait sous la main, une « playlist » de ces moulages a progressivement été pensée par l’artiste. On y trouve notamment Kollaps du groupe allemand Einstürzende Neubauten, sorti en 1981. Sur ce disque, une partie de l’instrumentarium est composé d’outils de chantier (perceuses, marteaux-piqueurs) et de matériaux de construction, frottés, frappés les uns contre les autres. Kollaps est l’un des disques les plus souvent cités lorsque l’on parle de l’émergence de la musique industrielle, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. En remplaçant la finesse du vinyle par la brutalité du béton, Jérémy Chevalier fait, en quelque sorte, d’un disque de musique industrielle un disque industriel de musique : un outil à même de jouer une musique littéralement faite à la bétonnière. La matière brute de l’objet restitue visuellement l’univers sonore abrasif du groupe, dont la musique bruitiste n’était pas qu’une métaphore de l’assaut mené contre les structures du pouvoir, mais pouvait aussi parfois naître de la destruction réelle des lieux dans lesquels les Einstürzende Neubauten étaient invités à jouer.

Concrete Music marque un tournant dans la pratique de l’artiste. Après avoir employé ses premières années de travail à traduire, dans l’espace de l’art, l’énergie de la musique rock, Jérémy Chevalier a commencé à réaliser ces copies comme une manière de susciter un autre jeu entre un art du live, qu’il incarne alors dans ses performances et ses concerts, et un art du support, du disque, de l’objet. Quelque chose qui migre, du mouvement des corps électrisés vers le sta-tisme des disques fossilisés dans le matériau gris, neutre, mutique du béton, symbole d’une autre industrie. D’une pratique qui passe du rock « authentique » vers la copie, de la pierre vers l’imitation, la synthèse. L’œuvre renvoie dès lors dos à dos deux répétitions. D’un côté, celle de la musique répétitive, qui roule et qui « avance » (on parle même de rock « motorik » pour imager la rythmique mécanique de certaines musiques, comme celles d’un groupe comme Can, par exemple, que Jérémy Chevalier confesse apprécier particulièrement). De l’autre, celle de sa (re)prise en dur, cimentée, statique — image de la sérialité, d’une urbanisation standardisée et se répétant dans le paysage, et dont l’architecture générique est le décor même de cette musique post-moderne. C’est d’ailleurs, en 2011, à l’occasion de la Biennale des Libellules, quartier de la périphérie genevoise, que l’artiste a initié cette série en dialogue avec ce site spécifique, marqué par ses grands ensembles de béton.

La littéralité du titre rappelle les expériences poétiques et élémentaires à l’œuvre dans les concerts Fluxus : on pense à Drip Music de George Brecht (1962), ou encore à Water Music de Mieko Shiomi (1964). Mais si chez Fluxus la musique est affaire de vie, d’évanescence et d’éphémère, dans la Concrete Music de Jérémy Chevalier il est question de graver les choses, non pas dans le marbre, mais dans le béton. Béton qui, lourd et polluant, est probablement le matériau antithétique même de l’esthétique Fluxus, mouvement artistique qui reposait sur un jeu avec la fluidité et la vie. Au bruit du liquide qui s’écoule, chez George Brecht, au silence de l’eau, chez Mieko Shiomi, répond le son du béton coulé par Jérémy Chevalier. Parmi les disques choisis par l’artiste se trouve justement Paranoid de Black Sabbath, un des chefs d’œuvre du metal lourd.

Concrete Music n’est pas non plus de la Musique Concrète : si l’œuvre est liée à la reproduction et à l’enregistrement, elle n’est pas une adaptation des principes employés par Pierre Schaeffer dans les années 1950. Le compositeur avait imaginé une musique faite à partir de sons fixés sur des supports, des disques et des bandes magnétiques, qui avait pour but de traduire les bruits en sons et de composer à partir de choses réelles, concrètes. Les disques de Jérémy Chevalier sont réels, mais ils sont des reproductions également. Des copies, mais infidèles. Plus surprenant encore, on peut écouter ces disques, on peut les jouer sur une platine vinyle habituelle. Et à l’écoute, la musique de Jérémy Chevalier (car il s’agit bien de musique, et pas que de béton), on découvre que ce qui est produit se situe quelque part à la confluence entre ces deux approches historiques. À l’instar de la manière sculpturale et gestuelle de Fluxus, l’amplification fait résonner la matière. On entend le bruit du support, le diamant passer à la surface de l’objet brut. Concrete Music est vraiment une musique de béton. Mais en même temps, comme en transparence, ce qui était initialement enregistré sur le vinyle d’origine refait surface : grésillant, lointain, légèrement déformé, le son enregistré réapparaît, comme par magie. Ce qu’on entend est une musique, devenue concrète, passée au filtre d’une matérialité étrange et inouïe.

Je ferme alors les yeux. L’expérience d’écoute se situe à l’opposé de la hi-fi. On est ici même plus dans le règne de la lo-fi, mais dans quelque chose de l’ordre de ce qu’on pourrait appeler, pour continuer de jouer sur les mots, de la raw-fi : la tête de lecture saute, rebondit, dérape sur le béton ; le son tremble, se déforme, est haché. Pour autant, on reconnait très bien la musique, prise dans le souffle puissant et les frottements, qui semblent tout à coup rappeler l’origine ouvrière du support en béton. Les mélodies sont comme prises dans le mouvement d’un travail répétitif, d’une machine qui poncerait le disque en même temps qu’elle le lirait : la bande-son du labeur vient perturber le confort d’écoute d’une élite esthète amatrice de silence. Quelques années plus tard, Jérémy Chevalier va d’ailleurs mouler ses propres chaussures, une paire de basket en lambeaux, rapiécées, comme un autoportrait en (non-)travailleur middle class. Il appellera d’ailleurs cette pièce Clochards Célestes (2016). Parfois des vagues semblent venir se briser sur la musique, emportant le son dans des tourments bruitistes. Quelque chose d’océanique émerge, puissant, mélancolique. Quelque chose entre la rage, la tristesse, qui vient révéler un tout autre sens, donner une dimension presque sentimentale à la musique et qui excède le langage. On ne sait pas si c’est le support, le disque, ou l’instrument, la platine, qui se brise. Le crépitement habituel du vinyle devient ici une sorte de vent, incessant, de tempête qui vient parfois recouvrir la musique. Le bruit, la distance renvoie l’enregistrement à un statut fantomatique, à une sorte de trace lointaine qui vient hanter le bruit blanc qui l’enveloppe. Il y a dès lors comme un effet paradoxal : dans l’éloignement de la source, une proximité se crée, et émerge une émotion singulière. Comme si, dans l’écoute, on trouvait soudain une sorte de relique, de trésor archéologique oublié, au milieu du bruit blanc.

Il y a quelque chose de spectral dans la manière dont les disques choisis par l’artiste se retrouvent comme projetés dans un temps incertain. Dans la liste, on trouve ainsi des disques qui sont chers à Jérémy Chevalier, comme la compilation New York Noise, sortie en 2003, qui rassemble des groupes de la scène post-punk de la fin des années 1970. On trouve aussi Thriller de Michael Jackson, sorti en 1982, considéré comme l’album le plus vendu de tous les temps. Les disques sont donc comme des sortes de capsules temporelles, qui mêlent des choix affectifs et d’autres, peut-être, anthropologiques. Ce sont des vestiges (science-)fictionnels, qu’on imagine dès lors s’adresser à une audience potentielle, à venir. Notebook (2013) est le moulage en béton d’une série de carnets de notes de l’artiste. Dans ces œuvres, à la teneur plus intime, du fait qu’elles mettent au jour les notes personnelles de l’artistes, une interrogation agit : quand un projet, une idée, un rêve deviennent-il… Concrets ? Leur dimension fantomatique est d’autant plus grande : l’objet, qui reproduit à l’échelle 1:1 des supports de mémoire de l’artiste, laisse apparaître les textes, formés au stylo sur le papier, et qui donnent le sentiment que ses mots sont gravés dans la matière. Notebook est vraiment une empreinte, qui rend présents non seulement les objets, mais aussi les corps absents.

Books and Paper Balls, réalisés en 2016-2017, sont des livres et des boules de papier froissé également moulés en béton. Ces objets sont peut-être moins empreints d’une teneur personnelle, autobiographique, mais ils sont aussi des outils, comme les livres et carnets, ils sont supports de réflexion et surtout, de mémoire. Ce sont des traces, des archives qui, par leur fixation au présent, prennent une forme passée et sont projetées dans un futur potentiel. Dans Books and Paper Balls comme dans Concrete Music et Notebook, le registre formel est hautement archéologique : les œuvres rappellent, par leur disposition horizontale, posées sur un socle comme dans un musée et par leur couleur uniforme, les traces possibles d’une civilisation, les reliques d’une Pompei contemporaine. Vu selon cette perspective, Notebook évoque soudain la forme d’une stèle : il y a effectivement un rapport à la mort qui anime ces objets. Quelque chose de l’ordre de l’absence, de la hantise. Les moulages d’affiches de la série Bruit du papier produits quelques années plus tard (2018-2019) prolongent cette vision d’un monde qui se fossilise, se fige dans une matière grisâtre. J’imagine ces sortes de voiles bétonnés comme les capes de ces fantômes. Ou une salle d’exposition dans laquelle toutes ces séries seraient présentées côte à côte. On pourrait y voir les restes d’un monde d’après l’apocalypse, vision hallucinée d’un environnement qui se fige dans le béton, matière malléable qui contaminerait tout, pétrifierait le monde dont ne resterait que quelques traces matérielles monochromes.

Les fantômes ne sont-ils pas, d’ailleurs celles et ceux qui reviennent ? Qui se transparaissent et se transforment ? Et la hantise d’un autre type de retour, voire de boucle ? Dans Disques Rayés, une série de vidéos que Jérémy Chevalier a entamée en 2011, en parallèle des disques en béton, on voit l’artiste arriver dans un champ, en pleine campagne, une guitare en bandoulière. Il joue un très court fragment de musique, répété en boucle. Le jeu, mais aussi toute la gestuelle et l’attitude est effectuée de manière à ce qu’on ait l’impression d’écouter une boucle enregistrée. C’est en réalité l’artiste qui réalise ce sample, avec son corps, face à la caméra. L’effet sonore est exactement celui d’un échantillon, très court, qui s’interrompt au milieu du riff. D’un point de vue visuel, la performance est étonnante. On a le sentiment d’assister à un morceau de concert, monté en boucle. Le contraste avec le contexte bucolique, ou disons, plutôt champêtre, est significatif. La musique imite ce que jouerait un vinyle dont un sillon serait bloqué. De la gravure du disque au sillon dans un champs, il n’y donc qu’un pas, disons, linguistique. Mais la dimension mécanique de la performance, faisant de l’artiste une sorte d’automate bloqué, entre en opposition avec le paysage ouvert et l’environnement sonore « naturel », animé. Il y a quelque chose de l’ordre de l’incantation dans cette performance, quelque chose qui suscite, encore une fois, une émotion dans cette réitération fragmentaire dans le paysage. Quelque chose de l’ordre d’une ritournelle, d’une transe, qui hypnotise, qui berce, qui peut induire, au bout d’un moment, elle-même, un état second chez la personne qui en fait l’expérience.

J’ai souvent eu, en écoutant de la musique, une épiphanie qui portait sur quelques secondes précises d’un morceau de musique : quelques notes, un accord, une montée. Avec l’envie de les écouter, de les répéter à l’envi. Voire de les rejouer, un peu comme les groupes de reprises qui interprètent leurs modèles jusque dans les moindres détails de styles, d’attitudes, de gimmicks… Mais poussé jusqu’à l’absurde, peut-être de manière amoureuse, obsessionnelle, en tout cas, microscopique — en forme de question. La répétition, voire la répétition d’un détail, peut-elle épuiser la puissance affective de la musique ? C’est l’investigation, amoureuse, et quasiment scientifique en même temps, que met en œuvre Jérémy Chevalier avec cette série. Une expérience d’incarnation et d’écoute, que l’artiste va pousser à un niveau de célébration supérieure dans le cadre d’une action effectuée quelques années plus tard, en 2014, à Aarau, sous la forme d’une performance en direct cette fois-ci (Scratched Record, dans le cadre de Killometer Null organisé par Adapter, 2014, Aarau, Suisse). Les quelques secondes — 1,8 seconde exac-tement correspondant au temps de rotation du sillon d’un 33 tours — de guitare, répétées sans cesse, deviennent, à l’opposé du fond de scène pastoral des vidéos précédentes, le prétexte à un spectacle sons et lumière inspiré des spectaculaires concerts de rock de stade : effets lumineux, machine à fumée…. La durée de la performance laisse entrevoir, après quelque temps, le rythme qui se modifie légèrement, le corps qui se raidit, la fatigue, qui introduit des variations dans la boucle, la rendant humaine. Des erreurs s’insèrent dans ce qui ressemble à une musique jouée par un vinyle qui est sujet, lui-même, à une autre erreur, la rayure qui est scratched, comme le titre de la pièce. « Scratch », c’est d’ailleurs, aussi, le Bruit du papier arraché aux murs de la ville, ou de celui se froisse pour former les Paper Balls. C’est aussi l’accident qui fait que la musique n’avance plus, que les choses se figent dans une répétition indéfinie. Les fantômes sont coincés dans la boucle.

C’est également avec une rayure sur un disque que débute, en 2023, une conférence-performance de Jérémy Chevalier sur La Monte Young et Marian Zazeela. Intitulée Dream House en 7 parties, elle se présente comme une présentation relativement conventionnelle, l’artiste étant situé derrière une grande table sur laquelle une platine vinyle et du matériel de musique sont disposés, suggérant une séance d’écoute sur la musique du couple d’artistes américain-e-x-s. Jérémy Chevalier commence donc par une description assez précise de ce qu’est la Dream House, installation sonore dont les bases sont posées dès le début des années 1960 : dans un appartement baigné dans la couleur mauve, orné de sculptures, des nappes de musique drone sont jouées à un niveau très élevé. Des concerts pouvaient durer plusieurs jours, et l’œuvre proposait une expérience du son tenu, d’entrer dans le flux d’une musique sans début ni fin. L’artiste rappelle qu’enfant, La Monte vivait dans une cabane avec ses parents et qu’il avait été très marqué par le bruit du vent qui s’engouffrait dans la maison et créait des résonances. La musique qu’il a composée a certainement été une manière de recréer l’expérience de ce souffle continu. C’est alors que l’artiste met sa présentation en pause, pour diffuser une pièce sonore. Réalisée à partir du disque qui documente la Dream House, paru en 1974 chez Shandar, la proposition de Jérémy Chevalier s’élabore à partir d’une anecdote. Le disque étant très rare, et donc très couteux, il est contraint d’acquérir une copie moins chère, qui s’avère être endommagée. Son exemplaire de Dream House 78’17’’ est rayé et lorsqu’il le pose sur le lecteur, le document d’époque saute ; la trace de cette recherche d’absolu linéaire est coupée et mise en boucle. Le résultat est double : une pulsation émerge, à travers la répétition du glitch, produit par la marque dans la matière, qui met en mouvement les drones de La Monte, les faisant presque danser ; et l’usure, le temps, la désagrégation fait craquer le disque, entendre un souffle, bruits de fond qui rappellent, en les révélant, les souvenirs de la cabane d’enfance du compositeur.

Jérémy Chevalier organise quelque chose qui est presque de l’ordre de la séance de spiritisme micro-musical, en faisant entendre dans un détail sonore répété, les planches de bois qui craquent, le vent dans le paysage, voire le feu de bois qui crépite. L’erreur, l’accident est ici une manière d’ouvrir une brèche dans l’histoire. C’est une interruption dans le continuum imposé par la musique de La Monte, et de la Dream House en tant que « monument ». Le crack dans le sillon procure une prise sur le monolithe historique et permet de s’en saisir. C’est aussi l’objet des papiers froissés que l’artiste a moulé pour Paper Balls : on froisse quand il y a une erreur, quand on veut interrompre un processus. La conférence de Jérémy Chevalier continue, et alors qu’il monte sur sa table de travail pour entamer une salutation au soleil, sans s’arrêter de parler — ou plutôt en faisant mine de continuer de parler, mais cette fois-ci en lipsync sur un texte pré-enregistré dans lequel il a préalablement retiré toutes les respirations au montage, comme si l’artiste était doté d’un « souffle continu », en référence à La Monte Young — il élabore une critique progressive, très drôle et finement amenée, du devenir industriel et commercial de la radicalité politique et spirituelle de la musique de drone. L’usage de la rayure était en fait pour lui un moyen de couper la ligne droite du récit de la musique minimaliste, de couper la parole à La Monte, à toutes ces paroles autorisées qui tournent en boucle dans l’histoire. Dans l’une des captations vidéo de Dream House en 7 parties, on aperçoit, derrière l’artiste, en fond de scène, des lumières qui scintillent, comme un ciel étoilé. Je regarde Jérémy Chevalier qui écoute la Dream House mise en boucle et je me dis qu’en même temps qu’il critique le dévoiement des rêves de ces artistes, c’est comme si l’artiste s’appuyait sur cette petite rayure pour mettre en orbite ces traces : dans le souffle devenant cosmique, les fragments tournent en rond dans la nuit.

Dans les travaux de Jérémy Chevalier, s’organise une tension entre des choses qui bougent, des formes en rotation, et d’autres statiques, qui semblent s’y opposer. Parmi celles qui tournent, il y a les idées, non pas fixes, mais qui reviennent, comme des morceaux de pensées, de souvenirs ou d’intuitions en gravitation. Dans une conférence-performance qu’il a donné en 2023, suite à une résidence en mer sur la Bise Noire, dans le cadre de la Biennale BIG à Genève, l’artiste lit un texte qu’il a écrit sur l’astronomie. Ce texte fait partie d’un ensemble intitulé les Chroniques de l’incertitude. Il parle de sciences, et de sciences exactes, des sciences de l’espace en particulier et commence par une évocation de ces pensées récurrentes que l’on peut avoir la nuit et qui peuvent nous empêcher de nous endormir. Alors qu’il fait justement l’expérience d’une insomnie, Jérémy Chevalier regarde le ciel, et se souvient qu’on dit souvent de lui qu’il est perdu dans ses pensées, qu’il est dans lune. Et que c’est peut-être pour ça qu’il aime autant l’astronomie. La pièce évolue d’une description des beautés du cosmos vers les aspects les plus révoltants de la conquête spatiale, de la pollution lumineuse à la colonisation du ciel par les technologies de communication. Alors qu’il évoque la manière dont a été remplacé le mouvement des astres par le positionnement fixe des satellites, qui eux-mêmes nous renvoient comme un miroir à notre position alors que nous nous déplaçons sur la terre, en regardant nos téléphones, au lieu de regarder le ciel, je me dis qu’il est encore question de cette opposition ici extrapolée à l’échelle de l’immensité de l’univers.

L’artiste décrit un processus de destruction de l’expérience cosmique mais reste, lui-même, d’un calme apparemment absolu. Comme très souvent dans ses performances, conférences et lectures récentes, il se présente en habits de tous les jours (voire en chemise et caleçon, qui pourrait d’ailleurs être un pyjama pour Release Candidate, performance donnée au Théâtre du Grütli à Genève en 2020), dans une position toujours assez statique, avec l’air d’être vaguement désabusé. Qu’il aborde des questions aussi critiques et émouvantes que le design sonore des villes, l’automatisation de la société ou la privatisation de l’espace, qu’il joue du heavy metal ou de la musique du chaos, des disques bruitistes, Jérémy Chevalier parle lentement, son corps ne montrant pas vraiment d’expression particulière. Il reste immobile, tel Bartleby, le personnage du roman d’Herman Melville, figure du refus révolutionnaire répondant par la célèbre phrase « I would prefer not to », à toutes les demandes de la société autour de lui. Spectre mélancolique, figure du blocage et de la pensée négative, Bartleby, comme Jérémy Chevalier me pousse à me demander si, dans un monde animé par des forces de destruction et de soi-disant changement incessants et surpuissants, ce qui est véritablement révolutionnaire ne serait pas, au final, de manière paradoxale, ce qui ne bouge pas.

Il y a quelques mois, pour préparer l’écriture de ce texte, j’ai visité l’atelier de l’artiste. Dans son espace de travail logé dans une salle de l’Usine Kugler dans le quartier de la Jonction à Genève, au milieu des moulages, du matériel de musique et d’électromécanique, Jérémy m’a montré un travail en cours. Il avait depuis quelques temps commencé à faire des photographies du ciel. Son idée était de réaliser une image de la Lune qui était en réalité impossible à photographier. Jérémy pensait à ce travail comme une recherche sur l’invisible. Son idée était de faire voir la nouvelle Lune, une phase du satellite de la Terre qui est, normalement, impossible à voir. Je n’étais pas sûr de comprendre. Jérémy m’expliquait qu’en effet, de par son mouvement de rotation autour de la Terre, et de rotation sur elle-même, la Lune nous présente toujours la même face. Il me disait que les différentes phases de la Lune que nous voyons, correspondent en fait à la manière dont le Soleil éclaire cette même face. La nouvelle Lune correspond donc à la phase, au moment où elle se trouve alignée avec le Soleil. On ne peut pas du tout en faire l’expérience visuellement, car il fait jour et que sa face visible n’est pas du tout éclairée. Pour réaliser ce projet, Jérémy m’expliquait donc qu’il avait dû photographier la Lune à deux moments : au premier croissant et au dernier. Il avait ensuite découpé chaque image, pour ne conserver que la partie plongée dans l’ombre, celle qui échappe à la lumière. En assemblant ces deux moitiés, il a obtenu une image invisible de la Lune, plongée dans l’obscurité.

Il voulait aussi, pour cette expérience, apprendre la technique de la photogravure. J’y voyais une référence à l’histoire de l’astrophotographie. Il me disait qu’il voulait surtout reprendre le langage des planches d’astronomie qui le fascinait. Ce qui est intéressant, avec la gravure, me disait-il, c’est que les noirs sont très profonds et le contraste avec les parties lumineuses de l’image plus grand, et probablement plus précis et plus doux qu’avec la photographie traditionnelle. C’était aussi, encore une fois, une histoire d’empreinte, pour pouvoir voir la trace de la lumière, de la surface de la Lune s’inscrire dans la matière. Il me disait que c’était une méditation sur la lumière. Une réflexion sur l’obscurité dans une époque sombre. Mais aussi, paradoxalement, sur notre perte de lien avec le ciel, et notamment avec le ciel nocturne, aujourd’hui. Son projet, encore à l’état d’ébauche, était de composer une Lune parfaite. Pour ça, il devait travailler avec différentes vues, faites à des moments très précis et donc être au rendez-vous avec l’astre, et la météo, à des dates précises, pour capturer les croissants lunaires nécessaires à la production de son idéal. Le rêve, en somme, d’une représentation, dans un seul objet visible, du mouvement dans la fixité, ou de la fixité dans le mouvement. Une révolution statique. Ou un statisme révolutionnaire.

Yann Chateigné, ~ Révolutions: Jérémy Chevalier, DDA-Genève, 2025