À la fin de l’année 2015, Giulia Essyad présente au Centre d’Edition Contemporaine de Genève, Prophecy Podcast 1, l’enregistrement audio de cinq poèmes lus par l’artiste : Anal pain, diloosional dood, everyday I want to give up, I am the planet, epilogue. Cette œuvre en forme de récit s’arrête sur les étapes existentielles d’une oratrice en mutation. Rédigé en anglais slang et approximatif – forme d’écriture propre à l’artiste - chaque poème restitue un état de conscience, un marqueur allégorique du vécu : de la révolte face à l’oppression en passant par l’adresse à diverses entités féminines symboliques, de l’expérience de la douleur à une forme de communion cosmique, ces diverses étapes mènent la narratrice à une forme de transformation intérieure. Ce parcours initiatique nous guide tour à tour auprès d’êtres réels ou symboliques, hostiles ou bienveillants, avec lesquels Giulia Essyad semble entretenir des relations familières et intimes : une proximité qui cajole et captive l’auditoire.
L’artiste utilise ici la magie de la parole, le pouvoir de l’incarnation vivante de la poésie comme l’outil d’une initiation intime, d’une forme de guérison. Mais elle s’approprie aussi « la langue de l’Empire », la maltraitant volontairement, pour en faire un instrument de révélation des luttes contemporaines. À l’écrit, les sérifs des vers de Giulia Essyad sont de petites dagues aux tranchants suaves : l’ornement retrouve dans le travail de l’artiste toute sa légitimité et devient une arme féministe.
Se matérialisant sous la forme de sculptures, d’installations, de rituels ou de publications, les projets de Giulia Essyad sont autant de prises de position. Ils convoquent une constellation d’archétypes féminins, héroïnes mythologiques, déesses imaginaires, guerrières, jusqu’aux féministes des années 1970. Leur mobilisation vise à rétablir un équilibre symbolique dans un monde dominé par le patriarcat et la division du corps et de l’esprit. Les figures qui habitent ses oeuvres impliquent une forme de résistance face à un ordre social qui a oublié, bafoué et tu des pans entiers de son histoire.
Ainsi en 2015 et 2016, Giulia Essyad profitait de deux expositions personnelles1 pour créer des espaces et des moments dédiés exclusivement aux femmes. Elle y accueillait ces dernières pour des cérémonies, des cercles de paroles, des soirées de lecture en non-mixité, au sein de dispositifs créés par elle seule, ou en collectivité : autant de moments de retrait nécessaires, de contextes chaleureux et intimes, propices à la camaraderie et à l’échange de savoir. Cet engagement de l’artiste dans une pratique foncièrement collective se manifeste de manière emblématique dans les activités du groupe LGG$B, qu’elle a cofondé et porté avec Loren Kagny, Sabrina Röthlisberger et Gaia Vincensini.
Le panthéon de l’artiste combine des fragments issus d’univers très variés : entre archaïsme fantastique et utopies de la science-fiction, porté par ses héroïnes, il performe un récit païen au discours politique réel sur le monde. Semblant provenir de coutumes connectées à des temps immémoriaux, les objets produits par l’artiste renvoient dans le même temps aux mondes fantasmés des plateformes de jeux en ligne, au syncrétisme de la culture New Age. Ce métissage futuriste forme une spiritualité home-made qui cherche à travers la multitude des croyances et au-delà des dogmes, la possibilité d’une singularité revendiquée et libératrice.
Giulia Essyad, Mass Healing, 2017-2018
Mass Healing est une série de 15 poèmes réalisés entre septembre 2017 et janvier 2018. Elle s’étend sur 19 pages illustrées par des dessins à l’encre rouge. Le contenu, volontairement viscéral et direct, progresse entre prises de parole, confessions et dialogues intérieurs. Ses multiples narratrices et narrateurs, convoqué-e-s pour y débattre de relations hétérosexuelles et de préoccupations existentielles, semblent être les membres en souffrance d’une société désharmonisée. Leur propos parfois brutaux et intenses, sont rythmés de dessins délicats qui viennent les nuancer et guider leur lecture vers un ailleurs : une forme de fragilité et de sensibilité magique. Le texte, témoignage de rapports de force violents entre les genres, est enveloppé par le potentiel animiste et psycho-magique des êtres, des paysages et des objets posés sur le papier par l’artiste. Ils agissent comme un baume aux qualités étranges, douces et ironiques, qui, à l’instar de la voix de l’artiste, guide la condition d’une réalité crûe vers une transformation possible et invite à la quête d’une harmonie nouvelle.