Andreas Kressig : un acébédaire provisoire

Débuts

Faire l’expérience des œuvres d’Andreas Kressig est une question de temps. Elles sont souvent éphémères, et lorsqu’elles se montrent avec plus de longévité, leur accès — excentré dans des parcs, sur un lac ou une rivière — peut demander un certain effort. Le travail de Kressig, on pourrait dire, s’expose difficilement, car il va à l’encontre de la prévisibilité des conventions de la monstration — inertie de la relation entre objets et sujets, luminosité constante, délimitation claire entre exposition, scénographie et infrastructure. Par exemple, son « improvisation plastique » (terme qu’il préfère à « installation ») intitulée Cloud Flat (exposition personnelle, Halle Nord, Genève, 2021) présente une vision futuriste d’un appartement plongé dans l’obscurité, truffé de gadgets obsolètes qui produisent leurs propres lumières (LED, laser, écrans). Ces objets hétéroclites sont autant d’œuvres existantes ou réalisées par l’artiste pour l’occasion. À la stabilité d’une exposition monographique, Kressig substitue l’accidentel et le provisoire ; à l’autorité intrinsèque du geste artistique (fondateur, actif, organisateur), il propose une vacance incertaine et irrésolue, un espace de dérive. Les histoires que raconte son travail, en somme, nous exhortent à accepter une définition partielle, bégayante de l’art, rappelant cette formulation de l’auteur Dambudzo Marechera : « Rien ne dure assez longtemps pour avoir été. Ces fragments d’un tout nous tombent dessus au hasard [haphazardly]. Il est rare qu’on perçoive l’imminence d’entiers. Et ça, c’est le début de l’art » 1 .

Andreas Kressig

Cloud Flat, 2021

Improvisation plastique à Halle Nord, Genève, avec objets et matériaux divers (trouvés pour la plupart), 14 × 7 × 4 m

Photo © Thomas Maisonasse

Péripatéties

Dénué de toute logique séquentielle, le mouvement hasardeux des histoires futurologiques de Kressig est de l’ordre de la péripétie et du péripatétique (et peut-être même de la facétie, on y reviendra). Au temps du postmoderne, le théoricien Paul Virilio parlait d’une crise de l’« espace substantiel, homogène, hérité de la géométrie grecque archaïque, au profit d’un espace accidentel, hétérogène, où les parties, les fractions redeviennent essentielles, atomisation, désintégration des figures, des repères visibles… » 2 . Mais plus encore qu’à la « chrono-politique » de Virilio — vision eschatologique ponctuée de crises ¬— ce serait à la politique cyborgienne de Donna Haraway que le travail de Kressig s’apparente, en ayant recours à des technologies hybrides pour performer une dissolution à la fois matérielle et narrative. Dans Cloud Flat (2021), entre autres, on ressent cette jouissance de l’immersion dans une glossolalie qui rend « difficile de savoir où s’arrête l’esprit et où commence le corps dans des machines qui se dissolvent en pratiques de codage » 3 . Le goût de Kressig pour les péripatéties d’encodage se reflète d’ailleurs dans les titres de ses œuvres, aux sonorités lettristes ou de science-fiction — Ping (2021), Spectrastra, ou Parapor (Swiss Art Awards, Bâle 2006). Ces mutations linguistiques infectent jusqu’à l’identité de l’artiste4 , qui fait usage selon le projet de pseudonymes (« KRESSIG A.G. », « Kreand », « Agent K ») dont l’élément récursif (le « K ») renvoie à certains grands moments de devenir-autre, de La Métamorphose de Franz Kafka aux films Men in Black.

Acébédaire

L’alphabet et ses produits dérivés — vocabulaire, grammaire, syntaxe, index — se voient déstabilisés, constamment remixés dans l’œuvre de Kressig. Il en ressort des signes plus ou moins lisibles ou visibles, à la limite du reconnaissable, qui ne fonctionnent plus tout à fait comme prévu. Le cinéma, selon Jean-Luc Godard, se joue de la séquence « abc », synonyme du « début-milieu-fin ». Chez Kressig, la fin ne justifie ni n’explique les moyens ; ce sont plutôt les fins possibles que l’artiste anticipe au moyen de débuts sans cesse renouvelés, avortés, immobilisés dans leurs positions figées d’anticipations déchues. On parlerait de « rétro-ingénierie » ou d’« upcycling » si ces termes n’étaient pas si fidèles au séquençage logique, même inversé. En revanche, si dans le travail de Kressig le poétique possède une valeur opératoire, il ne reste pas moins fidèle à la technè. Les résultats de ses combinatoires entre poésie et technicité, aussi provisoires que chancelants, en sont d’autant plus « beaux ». Comme ces puzzles — PUZ (DDA, Genève, 2022) — dont les pièces mélangées ne forment plus que des semblants d’homogénéité. En principe le puzzle incite, à partir d’un chaos originaire (« acb »), aux prix de recombinaisons tâtonnantes, à rétablir l’ordre des choses (« abc »). Chez Kressig, au contraire, figer ce moment fluide où le désordre et l’ordre s’immiscent l’un dans l’autre, produit des rappels de ce qu’était, ou aurait pu être, un équilibre qui s’esquive toujours déjà de nos calculs rassurants.

Flèches

Dans son mémoire À Partir de la Sagittation de Saint Sébastien, Kressig prenait pour cible les flèches qui, dans une des représentations récurrentes de l’art chrétien, transpercent le corps du soldat romain, sanctifié pour son martyre. « La tombe est le point zéro, dernier lieu d’union du corps à son nom, avant la désarticulation du corps et la diffusion du mot. On retourne le temps et retrouve ce corps disséminé, on retourne la terre pour la cultiver. L’histoire commence toujours par une fin, un croisement où les (noms des) chemins s’arrêtent, sont mentionnés. L’histoire est cette marche dans l’impasse que la vie a creusée, elle retrace cette rencontre avec une fin, un retour. » 5 . Saint Sébastien mérite l’attention de Kressig parce qu’il expose la désarticulation du corps organique, son devenir mécanique, épinglé comme un papillon dans un musée entomologique : au-delà de l’immobilité de la représentation il y a un devenir-automate, un corps-machine. La flèche du temps se voit usurpée. Elle indique non plus la mort, mais l’arrêt du corps, métonymie du désir, toujours sur le point de toucher au but évanescent. Le paradoxe de Zénon — où le mouvement de la flèche mène à penser son immobilité séquentielle, comme au cinéma — est constitutif du travail de Kressig.

Arche

Dans les jeux visuels de Kressig, qui perd gagne — ou, plus précisément, toute issue, négative ou positive, est tenue à distance (même proche). À l’image des bourreaux de Saint Sébastien, ces archers qui ont réussi, malgré eux, à figer le corps de leur cible, le rendant éternel par leur désir meurtrier. « En tout cas, l’exécution opérée par les archers sera un échec. Cette distance, aussi infime soit-elle, semble le protéger. Ils ne font que projeter une mort. C’est la flèche qui le touche, pas eux. La flèche est désormais de son côté, Sébastien s’en empare. Devant la cible (la façade), ils négligent le but (le mur). »6 . L’échec (si c’en est un) des archers est de s’être laissés séduire par la figure, au détriment de l’économie rationnelle de la finalité. Cette figure marque la présence du désir, qui distend et courbe les lignes droites sensées relier A à Z. L’espace du sensible est un volume strié de projectiles divagant, une affaire de relations instables. Saint Sébastien, lui, est le fruit mort-né des vaines projections des archers sur l’écran sacrificiel. Leurs bouts de bois n’ont servi qu’à construire un mythe de plus, celui de faire endurer le corps périssable du soldat. Kressig est suprêmement attentif aux relations mouvantes entre l’objet, l’espace d’exposition et les spectateur-trice-x-s. Plus ces dernier-ère-x-s sont actif-ve-x-s, plus l’exposition peut se rapprocher d’une nature (presque) morte. À l’inverse, plus l’archer-spectateur-trice-x est lointain-e-x (jusqu’à son élision), plus sa cible prendra de l’ampleur pour devenir un tableau (presque) vivant.

Épaves

De là cette relation inattendue à l’arche dans le travail de Kressig. Encore un curieux réseau narratif où la proximité se paye au prix de ravage. Et encore une histoire où la chair et la machine se côtoient et se communiquent par voie de rituels. Le vaisseau salvateur mais voué à la destruction est ce qui permet la promesse d’un renouveau toujours différé. Pour Kressig, c’est l’engin lui-même et sa matérialité fragile qui comptent. Le bois des flèches des archers a projeté la figuration de leur victime en 3D. Plus linéaires, les mythes d’origine que sont les histoires d’arches (d’alliance, de Noé) s’arrêtent ou débutent pour la plupart au moment même d’un cataclysme. La question que pose Kressig serait alors, « Que faire de l’épave d’une arche ? ». Autrement dit, « Que faire des restes d’utopies ? » Kressig y répond, entre autres, avec Envelop (exposition collective Open House, Parc Lullin, Genève 2022), structure éphémère qui a servi pendant quelques mois de lieu de rendez-vous informel et de veillées au saké. De bois réutilisé, recouvert de panneaux solaires obtenus à bon prix, le toit d’Envelop était troué en son centre, laissant à l’air libre (et à la merci du temps) l’emplacement où se réunissaient les participant- e-x-s aux services. L’endroit le plus vulnérable de l’arche était le lieu privilégié des échanges ; c’est par le trou dans son toit que l’arche stationnaire put fonctionner comme abri.

Andreas Kressig

Envelop, 2022

Matériaux divers dont bois, métal, pierres et panneaux solaires, 12 × 8 × 4 m

Photo © Julien Gremaud

Hospitalité

De même que le Saint Sébastien de Kressig est plus une cartographie volumétrique, un champ, qu’une icône, son hospitalité s’apparente plus au geste qu’à la parole, à la structure qu’à l’accueil. Là encore, curieuse dénaturalisation. On songe à l’espace de Kolibri (exposition collective Mondes Parallèles, Mapping Festival, Le Commun, Genève, 2022) où l’artiste installe, dans un lieu fermé et obscur, semé de câbles, d’écrans et d’appareils scientifiques, un bras robotique simulant au ralenti le mouvement d’un colibri. La mise-en-scène, illuminée par les reflets d’une robe à sequins entourant le bras robotique, et accompagnée d’une composition électro d’Henrry Bonnet, est empreinte d’une nostalgie équivoque, rappelant aussi bien les années disco qu’E.T., le drag queer que WALL-E. Le bras robotique, datant de 1993, est une relique technologique (pour reprendre le titre d’une série de sculptures de l’artiste Paul Thek, avec qui Kressig aurait eu beaucoup à échanger). Il a été reprogrammé et adapté aux normes de sécurité actuelles (notamment en l’entourant d’une barrière infra-rouge) par des chercheurs de la haute école HEPIA à Genève, sur commande de l’artiste. Il s’agit, avec Kolibri, d’un site archéologique, d’un futur antérieur, où l’obsolescence de l’utopie n’équivaut pas à la dystopie, mais à une allégorie d’un désenchantement présent ou imminent. À proximité du robot se trouve un salon où les participant-e-x-s peuvent déguster du saké ou du matcha lorsque l’artiste est présent. Le salon se rapprocherait d’un portail vers un en-deçà, invitant à la réflexion sur l’inadéquation entre la mémoire du naturel et sa performance, morte-vivante, par la robotique d’hier.

Dépaysement

L’Asie, le Japon en particulier, attire Kressig depuis longtemps. Il y a fait des études, des résidences, et sillonne encore le Japon plusieurs mois par an comme guide culturel. On en retrouve des traces dans l’apparition des salons de thé dans nombreux de ses environnements, mais plus encore dans cette relation entre rituel et technologie. Pour son doctorat en « Media Art » au Kyoto City University of Arts, il soumet une thèse intitulée In between the threads of a web (inédit, 2006), dont le point de départ sont les « diagonales hasardeuses » des forêts de bambou non entretenues. Il repère cet entrecroisement quasi-aléatoire dans de nombreux motifs graphiques et architecturaux en Asie, jusqu’aux projets démesurés que sont le stade national et l’immeuble CCTV à Beijing. Comme le remarquait déjà Paul Virilio, l’entrelac est une passerelle transhistorique entre l’architecture et l’image numérique : « treillis de lignes …7 d’une imperceptible finesse, où le pixel renouvelle le boulon, le rivet, où l’œil du téléspectateur glisse le long d’une perspective électronique infinie et où l’architecture de lumière n’est plus guère qu’une mémoire de trame, un système séquentiel, modulaire ou matriciel… Un peu comme dans l’iconologie hantée d’Aby Warburg, l’entrecroisement est pour Kressig un revenant : à la fois méthode — l’association d’idées en réseaux rhizomiques — et sujet, sillonnant maints aspects de sa pratique, des flèches de Saint Sébastien à ses animations en 3D. Ce va-et-vient entre le hasard et la géométrie (même variable), le fortuit et le sériel anime l’œuvre de Kressig. En 2021, sur une rivière près de Genève (exposition collective Éphémère et durable, Onex), il érige une structure autoporteuse de branches enchevêtrés intitulée Ouvrage, qui évoque à la fois un système de défense du Viêt-Cong et une construction animale. (Il avait pensé au départ à bâtir des hôtels pour insectes.) Lorsque de fortes crues ont eu raison d’Ouvrage, Kressig en réutilise les éléments pour fabriquer une capsule « anti-crue » sur la berge, sorte de panier ou de yourte rempli de branches récupérées de la rivière et des résidus de la montée inattendue des eaux.

Désastre

Dans le travail de Kressig, il n’est jamais clair si le dénouement est à venir, en train de se faire ou passé ; si ses constructions seront capables de résister à la catastrophe, ou si leur état, déjà passablement dégradé, est preuve de leur durabilité. Il en va plus d’assemblage et de bricolage que d’architecture à proprement parler. La capsule faite de débris d’Ouvrage (2021) permettra peut-être de survivre à la prochaine inondation. Dans Le Terrier (Genève, 2015), les visiteur-euse-x-s découvrent un cube sur une place urbaine, espace éphémère et précaire d’exposition et d’échanges, sorte d’abri anti- ou post-désastre aux relents kafkaïens, à l’intérieur duquel est rassemblé un amalgame d’objets trouvés, transformés et créés. Sur les murs intérieurs sont projetées des images de la série de photographies Flora Petroleum (2015), des gros plans en couleur de fleurs en plastique. La nuit tombée, les visites se font à la lumière de bougies et de smartphones. Toutes les énergies, tous les matériaux sont bons — terre sèche ou cuite, bois, plastique, verre acrylique — pour faire sentir à l’occupant-e-x la porosité de nos enveloppes et la précarité de nos cavités. Bien avant l’émergence de l’IA, Kressig visualise le temps où le naturel et l’artificiel, l’humain et le technologique, se confondent.

Fuites

Éloignées des bunkers de la guerre froide et de l’effondrement imminent de nos écosystèmes, les structures de Kressig ne parviennent pas à se hisser au niveau de refuges. Nulle protection offerte, mis à part une certaine parenthèse, permettant un moment de réflexion solitaire ou collectif au cours d’une fuite en avant, tel l’ange de Walter Benjamin, qui observe, le dos tourné à l’avenir, le débris de l’histoire s’accumuler à ses pieds. Les engins de Kressig se meuvent au fil d’événements, comme le bateau de plaisance YOT (BAZ’ART, Genève, 2019) échoué sur une rue marchande de Genève, dont la surface « peau de sirène » aux effets irisés attire les regards et les touchers des passant-e-x-s. Le jouet (« toy ») est déjà renversé dans YOT, puisque sa taille grandeur nature prive l’observateur de tout sentiment de maîtrise. Le renversement des relations de pouvoir sera encore plus prononcé dans SEED (3ème Biennale Interstellaire des espaces d’art de Genève [BIG], 2019). Cette fois la proue du même bateau pointe vers le ciel, servant de monument absurde à la conquête de l’espace. À sa base se trouve le « Bar des Héliotes » d’Emmanuel Mottu, lieu de sociabilité bien à l’antipode des salles de contrôle de la NASA. La proue verticale fait une troisième apparition sous le titre de Quartiers (exposition collective Avant demain, Pregny-Chambésy, 2020), une carcasse tronquée et pailletée dans le jardin derrière le majestueux Château de Penthes. Fuir nulle part, passer de l’horizontalité à la verticalité sans décoller, rappelle les bolides immobiles de l’artiste belge Panamarenko, lui aussi fasciné par les dépenses d’énergie à perte. Lorsque l’imaginaire perd sa fonction prédictive et utopiste, dépassant toutefois le stade du jouet, il reste pris dans un entre-deux qui ne coïncide pas avec un réalisme « adulte ». L’impression qui en résulte s’adresse à l’onirique et à l’objectif, sans succomber ni à l’un ni à l’autre.

Barrage

Karine Tissot a raison de souligner l’obscurité qui règne dans les arrangements de Kressig, ainsi que dans son studio (Hic et nunc, inédit, décembre 2010). Au chaos du « naturel » en dehors, l’artiste répond avec des espaces clos, ou mi-clos, artificiels mais tout aussi désordonnés en apparence. Les différentes mise-en-scènes de l’artiste suscitent des sentiments antagonistes, de sécurité, quoique temporaire, mais aussi d’angoisse au vu des fragments technologiques épars. Dans Balcon (exposition collective Entrez !, Villa Bernasconi, Lancy, 2004), Kressig dispose au premier étage de la villa un échafaudage qui soutient des branches d’arbres fruitiers provenant du jardin, qui eux-mêmes soutiennent des faisceaux de tubes en aluminium. Le sol du balcon est composé de blocs de polystyrène recouverts d’un film plastique réfléchissant qui amplifient les renvois de lumière solaire émanant d’une boule à facettes miroitantes. Pour arriver jusqu’au balcon, séparé de l’intérieur par des rideaux lourds, il faut traverser un espace exigu et sombre contenant une chorégraphie complexe d’objets, chacun contribuant à un même sentiment d’intériorité poreuse, comme à l’issue d’un sommeil trouble : trois grands miroirs en film argenté, une projection vidéo d’une ville, un ventilateur dégageant « une atmosphère de salle de machines »8 , une bande sonore avec les basses amplifiées, et des branches fines en torsades. Autour du balcon, Kressig a placé côte à côte les volets de la façade arrière de la villa, créant ainsi un deuxième mur en extérieur, à hauteur variable. Tout oppose l’intervention de Kressig et l’architecture néoclassique de la villa. À l’encontre de la symétrie claire du 19ème siècle, l’artiste installe un jeu de miroir, un vertige de reflets, où le vrai et le factice sont indissociables. On pense à la pièce de Jean Genet, Le Balcon (1956), où des figures enfermées dans un bordel jouent des rôles alors qu’en dehors sévit une révolution. Sous des apparences burlesques, ce qui se trame dans les zones d’ombres de Kressig est une invitation à penser les passages entre le réel et l’artifice, l’animé et l’inanimé. (À propos du fond du bateau de YOT (2019) et de SEED (2019) – le réservoir inox renversé du bateau – Kressig nous dit qu’il ressemble à « un petit cercueil métallique ».9 )

Réfléchissant

Kressig fait bon usage de surfaces réfléchissantes dans ses sculptures et improvisations plastiques — sur le sol de Balcon (2004), par exemple, mais aussi dans la séquence d’œuvres YOT (2019), SEED (2019) et Quartiers (2020). Ces revêtements industriels, réemployés par Kressig, jouent un rôle semblable à l’obscurité, en démultipliant les sens des spectateur-trice-x-s au-delà de la vue. Les surfaces synthétiques appartiennent à un registre de matériau associé à l’urgence, aux conditions extrêmes (satellites, couvertures pour personnes sinistrées) sur lesquelles butte et glisse le regard, mis en déroute par l’énergie et les distorsions optiques qui en émanent. Elles apparaissent aussi sur le drone-épouvantail MIAOU (exposition collective The night of the living scarecrows, Veyrier, 2017) ainsi que sur l’espèce de voiture volante à décollage vertical KAROS (exposition collective FACM@JBAM#2020!, Jardin botanique alpin, Meyrin, 2020), en passant par l’« akranoplan » de l’ensemble flottant Hydra (5ème Biennale Interstellaire des espaces d’art de Genève [BIG], 2023, en collaboration avec le collectif Le rayon vide), une réinterprétation de l’ekranoplan, engin volant des années 1970 à mi-chemin entre le bateau et l’avion. En embrouillant la relation entre le visible et ce qui échappe au regard, ces surfaces font penser à l’utilisation qu’en a fait James Lee Byars — avec ses performances en habits dorés, ses sculptures, et ses installations. Dans l’univers de Byars (un ami du même Panamarenko cité plus haut), le doré, l’argenté et le cristallin servaient à délimiter des zones de perfection, dans le sillage du bouddhisme Zen qu’il a connu en tant qu’étudiant au Japon à la fin des années 1950. Pour Kressig, les matières réfléchissantes marquent plutôt en état d’acuité de perception et de sensibilité, d’« ainséité » pour reprendre son terme, où la vue se voit débordée par d’autres registres d’appréhension, dont le tactile, le spirituel et l’affect. Tels ces Jaguars (Galleriapart, Kyoto, 2016), modèles réduits de l’avion de chasse du même nom, peint en doré pour ressembler à des bodhisattvas des temples de Kyoto.

Absence

Il est courant d’imaginer les orbites de satellites et de planètes avec l’humain à leur centre, mais les différences démesurées d’échelles — temporelles et physiques — entre ces mouvements circulaires et l’immobilité humaine ne peuvent que faire sourire. Kressig ne renie pas le léger sentiment de ridicule que peut provoquer ce déséquilibre. Dans leurs mélanges de restes technologiques et de machines détournées, ses assemblages ont quelque chose de l’humour d’un Buster Keaton, où le héros se refuse, envers et contre tout, à reconnaître l’énormité du défi. Dans ses juxtapositions entre un appareillage obsolète et des contextes qui n’ont à priori rien à voir (une rue commerciale, la campagne, des services de thé), on sent toute la disproportion entre le mythe du progrès scientifique et le trop humain qui s’adapte à ses rebuts. Dans ALGO (parcours de sculptures, La Balade de Seprais, Jura, 2023), un petit robot sur roues se tient immobile, parqué entre deux machines agricoles. Aux airs de R2-D2, ALGO est composé d’éléments récupérés si bien imbriqués qu’il convainc par son réalisme mécanique. L’œuvre de Kressig ne s’arrête cependant pas à la création d’un objet qui passerait pour performant. C’est l’agencement même, l’étonnement des visiteur-euse-x-s face à l’objet incongru, qui en constitue la force. L’artiste est, comme il le dit lui-même, à la recherche d’ « une forme d’art qui dans sa forme la plus totale s’apparente à une exposition qui orbite autour des visiteurs (un espace-temps). ». Au centre de l’espace-temps de Kressig il y a un vide, une absence constitutive. Les participant-e-x-s sont invité-e-x-s à l’occuper temporairement, à y passer du temps, mais leur présence n’altère en rien la dynamique que l’artiste met en place — une dynamique qui suit des rythmes bien plus vastes, régis par des codes d’autres temps. Un peu comme le corps de Saint Sébastien fixé par la ronde d’archers : présent mais exsangue, pathétique et magnifique.

Andreas Kressig

ALGO, 2023

Matériaux divers récupérés, 150 × 100 × 100 cm

Photo © kreand

Post-scriptum

Pour nombreuses de ses œuvres Kressig produit des cartes postales — j’ai devant moi celles qu’il a réalisées pour ALGO (2023) et Envelop (2022). L’artiste profite d’une offre de la Poste suisse, qui permet à quiconque de télécharger une image et de l’envoyer gratuitement sous forme de carte aux adresses de son choix. Pour sa part, Kressig se les adresse à lui-même, les cartes formant ainsi une archive analogique de ses projets qu’il partage par exemple lors de visites de son atelier. Cette méthode archivistique de reproduction en boucle met certains traits de sa pratique péripatétique en exergue. En premier lieu, la difficulté qu’on aurait à faire le tri dans ses arrangements entre le neuf et l’obsolète, entre technologies d’époques différentes, et parmi les fragments d’interventions antérieures. Dans le cas de la carte postale d’ALGO, Kressig a généré l’image de la sculpture robotique contre un paysage vallonné à l’aide du générateur d’images Playground AI. Une des interfaces « intelligentes » de dernière génération (à l’heure de la rédaction de cet essai) se voit détournée pour réaliser un portrait d’un robot au « look » des années 1980, imprimé sur un moyen de communication tombé, depuis son apparition au 19ème siècle, dans une désuétude au bord de l’extinction. Le philosophe Jacques Derrida, dans la section « Envois » de son livre La carte postale, nous confie pourquoi il aime ce moyen de communication, parce que « c’est fait pour circuler comme une lettre ouverte mais illisible », et « qu’on ne sait pas ce qui est devant ou ce qui est derrière, ici ou là, près ou loin » 10 . Kressig se saisit de la circulation de la carte postale pour passer, gratuitement, un message brouillé, ni tout à fait public, ni entièrement privé, qui peut être vu de tou-te-x-s. Comme il le dit à propos de Cloud Flat (2021), il crée « un espace décloisonné fermé au public, mais ouvert aux curieu-se-x-s ». J’admire chez Kressig cette courtoisie de compter sur notre curiosité plus que sur notre appétit pour ce qui s’offre trop facilement au regard, et le tact avec lequel il détourne les flux de (re)production et de valeur. Dans ses détournements et déjouements, il suffit d’un léger dérèglement (une lettre, par exemple, ou une carte) pour que d’un seul coup les codes visuels et technologiques qui opèrent d’ordinaire à circuit fermé se révèlent être des sources de déchiffrements infinis.

  1. Dambudzo Marechera,The House of Hunger (1978), Londres : Éd. Heinemann, 2008, p. 76
  2. Paul Virilio, L’espace critique, Paris : Éd. Christian Bourgeois, 1984, p. 28
  3. Donna Haraway, Manifeste cyborg (1984), Paris : Éd. Exils, 2007, p. 75.
  4. Je remercie Sara Petrucci pour cette observation perspicace.
  5. Andreas Kressig, À Partir de la Sagittation de Saint Sébastien, École supérieure d’arts visuels, Genève, inédit, 1997, p. 5.
  6. Kressig 1997, op. cit, p. 19.
  7. Virilio 1984, op.cit., p. 117.
  8. Andreas Kressig (Kressig A.G.) (Kreand), Portfolio…, 2008, p. 15 (consulté février 2024)
  9. Les citations de Kressig sont issues d’entretiens et de discussions réalisés entre janvier et novembre 2023, ainsi que de textes inédits généreusement fournis par l’artiste.
  10. Jacques Derrida, La carte postale, Paris : Éd. Flammarion, 1979, pp. 16-17.

Antony Hudek, Andreas Kressig : un acébédaire provisoire, Genève : DDA-Genève, 2024

DDA-Genève