Dans la lumière d'Alan Bogana

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Des formations dans le ciel : c’est ainsi qu’un de mes amis décrit les nuages.Sans eux, l’aube ne nous arriverait pas sous forme de lumière. Un jour, la lumière nous parvient comme une nébuleuse. Le lendemain, elle se drape dans les arches des nuages. Un jour de ciel bleu clair, la lumière nous paraît sûre et bonne comme une compagne de vie.

Ce moment qui porte le nom de matin – qui sait où il commence et où il finit. La lumière du matin, combien elle change vite, du jaune pâle au rose, puis à un orange incandescent, puis tout le reste… C’est comme ça, l’été, là où je vis. C’est de là, de là où j’écris, que je suis entré en contact avec Alan Bogana. Pour lui c’était le matin, pour moi le début de la soirée. Tandis que nous étions enfermés tous deux dans ce mode d’existence sur écran, la lumière à l’extérieur aura changé un million de fois. Au cours d’un de ces entretiens, Alan m’a parlé du trouble de la vision dont souffrait Claude Monet. Monet vivait dans une autre lumière que nous.

La lumière est source d’inspiration pour Alan – pas les rayons nets et directs, mais la lumière qui produit les nuances et les ombres. Il travaille sur différents aspects de la lumière – naturelle ou artificielle – sur la manière dont les corps humains y réagissent, ses reflets, la réfraction. Il s’intéresse à la représentation de la lumière.

Au cours de nos entretiens, nous avons évoqué les Mémoires d’aveugle de Jacques Derrida et l’Éloge de l’ombre de Junichiro Tanizaki. Les abeilles et des lucioles, aussi. J’ai dit à Alan ma fascination devant les paysages fantomatiques de certaines de ses oeuvres anciennes comme CASE 03D – P1 – Diamond Mountain Drift (2013). Les feux d’artifice à Genève le jour de la Fête nationale suisse, ceux qu’il y a parfois à Hong Kong, tout cela nous l’avons partagé. Avec le recul, il me semble que nous avons échangé sur les formes de sensibilité que son art inspire ; et je suis devenue plus consciente du rôle de certaines d’entre elles dans ma vie.

Par exemple, la pluie d’été dans ses relations avec la lumière.
Les fenêtres des bus municipaux de Hong Kong sont généreusement ouverts sur le paysage. La nuit, on distingue les lumières à n’importe quelle distance – celles par exemple des immeubles d’habitation publics de 40 étages. Les immeubles sont des grilles dans un spectre de jaune et de blanc – lampes fluorescentes, LEDs… certainement pas des bougies allumées, bien que de petits bulbes en forme de bougies diffusent une lumière rouge et veillent sur les dieux dans les sanctuaires. Dans les rues, les lumières alignées au plafond des passerelles piétonnières surélevées éclairent la voie. Les feux de circulation, les sirènes des véhicules prioritaires, parfois un vélo agrémenté d’une dynamo… se réfléchissent sur l’asphalte trempé par la pluie. Les canaux eux-mêmes deviennent des toiles peintes de lumière.

Se trouver à l’étage supérieur d’un bus à impériale sous une pluie battante, voilà un vrai plaisir d’été. Lorsqu’il pleut très fort, les gouttes qui tombent sur les vitres sont violemment projetées vers l’arrière. Les enseignes qui s’étalent sur les façades immenses – principalement des publicités – deviennent de simples jets d’aquarelle à la manière de l’action painting et dissipent l’effet de ce régime visuel coercitif.

J’habite un endroit nommé Plover Cove, à l’extrémité nord-est de Hong Kong. C’est un quartier tout à fait urbain mais les lumières du genre que je viens d’évoquer y sont moins gênantes. Lorsque la nuit est calme, que l’air semble épuisé après des jours de pluie alternativement violente ou légère, je reconnais même les reflets des immeubles résidentiels et des bâtiments industriels à la surface de l’eau – des coups de brosse verticaux, du haut vers le bas, oranges et jaunes, et qui tremblent.

Lors de notre première conversation, Alan m’a lu un passage de Le Monde, la chair et le diable (1929) de John D. Bernal. Les lignes suivantes m’ont particulièrement intrigué :
« Au bout du compte, la conscience pourrait bien disparaître avec une humanité devenue entièrement immatérielle, ayant perdu son caractère organique étroitement soudé, transformée en masses d’atomes dans l’espace communiquant par radiations – pour finir peut-être par se dissoudre complètement dans la lumière. Cela pourrait être une fin ou un début ; mais, de là où nous nous trouvons, nous ne pouvons rien en savoir.»

Je relie cet extrait à ce que me montre le portfolio d’Alan. Sa pratique épouse l’atomique comme l’universel. Alan touche la force et le déclin de la lumière, et se laisse toucher par eux. Aucun drame dans la tension qu’il distingue. C’est avec hospitalité qu’il embrasse ce qui trahit l’appauvrissement des mots.

Alan a vu la lumière réduite en esclavage au service du spectacle. Il réplique en lui rendant son dû, en la restituant à sa multiplicité et à sa mutabilité. Il se refuse à faire de la lumière un objet. Il n’y parvient, à mon sens, que grâce à sa sensibilité au monde tel que la nature l’a fait.

« Peu importe la signification des étoiles du point de vue de l’astronomie : on ne les perçoit pas les étoiles comme des objets mais comme des points de lumière, et les crépuscules comme un bref embrasement du ciel lorsque le soleil disparaît derrière l’horizon. Les uns comme les autres évoquent surtout une tumescence vaporeuse et incohérente en expansion, qui se déplace au gré des courants du médium.» (Tim Ingold, Being Alive: Essays on Movement, Knowledge, and Description, 2011, p. 117.)

C’est cette puissance de perception qui fait de lui un artiste.

2

J’écris ceci plein de scrupules. Que sais-je vraiment d’Alan Bogana, après seulement dix heures passées avec lui ? Je ne lui ai jamais rendu visite dans son atelier. Je ne me suis jamais confrontée à son travail in situ. M’interrogeant sur la signification de la lumière dans son oeuvre, je partage l’inconfort que m’a exprimé Alan quant au fait de parler de la vie à Hong Kong. Alan n’est jamais allé à Hong Kong. Je lui ai dit en quelques mots que la question n’était pas pour moi qu’il représente « Hong Kong ». Je voudrais développer un peu ce que j’entendais par là, sous la forme de deux réponses : l’une brève, l’autre longue.

La réponse courte est la suivante. Dans le film d’animation Le Voyage de Chihiro (2001) de Hayao Miyazaki figure un personnage muet : un lampadaire qui accompagne à petits bonds Chihiro dans son long voyage à la recherche de celle qui saura défaire un mauvais sort. Le lampadaire n’a d’autre fonction que de sautiller en éclairant les pas du personnage, avançant à son rythme selon ce qu’il ressent des besoins de Chihiro, prenant parfois un peu d’avance pour la laisser se concentrer. La lumière accompagne Chihiro, mais ne s’agit-il pas aussi d’une lumière intérieure, coextensive à ce qu’elle aperçoit du monde devant elle ? Je pense à Alan qui interprète la vie à travers la lumière afin d’at- teindre son autre horizon – non l’obscurité, mais plutôt le silence.

Quant à la réponse longue (digressive), j’espère qu’elle saura montrer la gratitude que j’éprouve envers Alan pour avoir accueilli et entendu cette faible voix qui porte le nom de « Hong Kong » – telle qu’elle se trouve aujourd’hui depuis la position limitée que je lui vois – à l’autre bout de l’océan. Voici de quoi il s’agit.

Le travail du deuil a ses limites. Des raisons variées ont poussé certains à quitter Hong Kong ou à envisager de le faire. Certains n’avaient pas le choix. D’autres peuvent se le permettre. Le discours médiatique sur la « fuite des cerveaux » me laisse déconcertée – la déperdition de talents, entamée en 1984 après la signature par Londres et Pékin de la Déclaration commune sur Hong Kong, sans consultation des habitants ; poursuivie après la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997 ; et qui recommence aujourd’hui. Si je pense à l’image que ceux qui partent conserveront de Hong Kong et de moi, leur ancienne compatriote, je me demande combien de temps elle restera valable – cette image fixera le passé, tandis que les exilés et ceux qui sont restés vivront désormais des vies différentes. Quand cette image deviendra-t-elle un simple souvenir, chargé de nostalgie ? Lorsqu’on acquiert le statut d’« émigrant », une ligne se trace entre deux visions des choses : laquelle décrit le mieux la « vraie » histoire de Hong Kong? Quel Hong Kong ? N’y a-t-il qu’une histoire à raconter ? Les histoires ont-elles une fin ? Que produisent ces démarcations lorsqu’elles sont reproduites et se diffusent ?

Si deux millions de personnes se trouvaient dans les rues, et que 100 000 d’entre eux partaient, il en resterait encore 1,9 million. Les communautés en diaspora évoluent exactement comme le font les communautés sédentaires. Pour certains, rester signifie vivre en état d’exil permanent, dans un pays désormais devenu étranger. Si l’exil est un état d’esprit et un rapport au monde, ceux qui sont partis et ceux qui sont restés ont sans doute beaucoup en commun. La différence, toutefois, c’est que ceux qui restent continuent de lutter contre l’absence de liberté et pour une vie non seulement vivable mais prospère et digne. La liberté a-t-elle jamais été assurée, où que ce soit ? La ques- tion est trop complexe pour que le droit puisse y répondre. Je n’accepte pas de faire le deuil de l’idée de Hong Kong : elle est toujours vivante, beaucoup la maintiennent en vie, ici et ailleurs. La question est de savoir comment lui donner réalité. Dans l’état actuel des choses, c’est une question sans fin.

C’est avec ces pensées en tête que je me sens reconnaissante d’avoir pu entrer en rela- tion avec un artiste qui ne cesse de se demander de quel droit il parle de Hong Kong. Qui ne recherche pas avec complaisance ce qui lui est familier. Qui n’évalue pas l’objet de son intérêt à l’aune de critères prédéfinis. Qui se refuse à nommer précipitamment ce qu’il voit et s’obstine à le transformer en horizon partageable. Qui est conscient des limites de sa position, et de son caractère partiel et fragmentaire. Qui n’est pas là pour corriger mais pour comprendre. Qui ne renonce pas à maintenir l’imagination au niveau de la raison.

J’émets l’hypothèse qu’à certaines conditions nous pouvons et devons mettre les autres en narration comme des êtres pleins, entiers : nous pouvons travailler à l’ouverture des récits, à l’intensité de ce que John Dewey nomme l’expérience artistique et esthétique, et qui est produite et entretenue par l’artiste comme par ceux que l’art touche, ainsi qu’à une vision à long-terme et à un engagement continu.

Maxine Greene dit que les artistes sont toujours « en quête de paysages plus vastes, de visions plus vastes de ce qui fait sens, de ce qui devrait être », avant de citer le poème suivant de Mark Strand, qui montre comment le souci de « ce qui devrait être » n’est pas nécessairement coercitif. Il s’agit plutôt d’une ardente aspiration.

Pour que les choses restent entières

Dans un champ je suis l’absence de champ. C’est toujours le cas.
Où que je sois
je suis ce qui manque. Quand je marche
je sépare l’air
et toujours
l’air revient
pour remplir les espaces où mon corps a été.

Nous avons tous des raisons
de bouger.
Je bouge
pour que les choses restent entières1 .

Je ne suis pas sûr que l’ensemble connaisse des limites, ni si une telle chose existe. Mais le lieu où nous vivions était un vrai refuge.

Yang Yeung, 14 juin 2022 

Traduit de l’anglais par Laurent Perez

  1. Traduit de l’anglais (Canada) par Cécile A. Holdban et Thierry Gillyboeuf

Yang Yeung, « Dans la lumière d’Alan Bogana », texte d’exposition, CAN, Neuchâtel, juin 2022