« but you boy in the baths –
you turned me inside out again
and exposed myself – to myself –
and I guess that’s good again »
Keith Haring, Journals, 19961
Il y a eu deux mois de répit à la rentrée 2020. En tout cas c’est ce dont je me rappelle. L’été ne reste pas comme un répit dans ma mémoire : il faisait trop chaud, encore, comme au printemps, et il y avait trop de choses à régler des mois précédents. Et Chris Korda, comme un mantra, « Temperature is out of range / Our future is climate change / The weather’s getting stranger / Our cities are in danger »2 .
On s’est retrouvé.e.s à Vienne, comme avant. Pour moi, il y a en quelque sorte l’avant et l’après Octobre 2020 à Vienne – je pense que pour les autres dont je parle, Thomas, Lili, Arttu, Laurence, Philipp, Milo (que je n’ai pas rencontré), ça doit être plus ou moins pareil. On a rentabilisé et on s’est épuisés, puisque nous avions encore droit : aux bars, de sortir la nuit, au sexe, à tous nos privilèges partagés en Octobre 2020 à Vienne. Depuis, c’est plus compliqué, enfin, c’est très conditionné. Ça ne veut pas dire qu’on a plus nos privilèges, ça ne veut pas dire non plus qu’on a tout à fait perdu espoir. Mais on a parfois peur de le perdre, il faut s’économiser. « Je pense à ce que Jeanne Moreau dit à sa nièce dans un film américain où elle est vieille et
extravagante. Elle lui dit Non, je ne pense pas que tu es stupide. Je pense que tu as perdu espoir. Il faudrait ne rien faire. Absolument rien. En attendant que l’espoir revienne. Comme si elle était sûre que ça revient toujours. Peut-être qu’elle a raison. J’ai essayé hier soir. Au lieu de faire du minitel ou d’aller boire un verre dans un bar comme d’habitude, j’ai attendu. Au bout de quelques minutes effectivement, l’espoir est revenu. Il est revenu par la jambe gauche, je l’ai senti. Un apaisement musculaire. Tous les pédés que je fréquente font de la muscu. Sinon ils font de la natation. Ils sont presque tous séropositifs. C’est fou ce qu’ils durent. Ils sortent toujours. Ils baisent toujours. Il y en a plein qui font des trucs, des méningites, des diarrhées, un zona, un kaposi, une pneumocystose. Et puis ça va.(Guillaume Dustan, Dans ma chambre, 1996)
C’est vrai que les pédés me donnent espoir. Je leur dois beaucoup pour ça. C’est leur rapport à la vie, au sexe, à la famille. Je trouve ça dingue qu’ils tiennent, qu’ils tiennent à nouveau maintenant ; c’est incroyable. On est presque deux générations depuis le début de l’épidémie du sida, Thomas Liu Le Lann le sait mieux que personne, il m’en a parlé, il sait ce que c’est d’hériter du virus (avec son père séropo), Live Through that ?!3 . Il me dit que l’armoire à pharmacie4 dans l’exposition raconte plutôt une histoire de reflet dans le miroir que de traitement, mais moi je pense à la pharmacopornographie de cette pièce, et je vois plein de pilules à l’intérieur, aussi roses que la couleur qu’il a choisi pour la teinte des vitres.
Avec Thomas, depuis Vienne, on se parle beaucoup. Je trouve ça très bien, et je le découvre, que chacune des expo de Thomas Liu Le Lann a pour point de départ une histoire de sexe ou d’amour, une obsession. Il m’a moi même obsédée en rentrant de Vienne. Je veux dire, comme un manque. Thomas produit cette attraction (une addiction par messages, notamment), et ses pièces vont avec. C’est un peu compliqué (aussi) : d’autres diront qu’il fait la pute. On peut aussi comprendre la manière dont il s’empare de ce stigma : « Quand j’étais à Nantes, l’enfer, j’avais une pratique de danse et performance et je m’imaginais devenir cet artiste français qui pense beaucoup, puis c’est les mecs que je rencontrais, jamais de ce milieu là, qui avaient des modes et niveaux de vies meilleurs que le mien, à qui il fallait payer des restaurants, qui m’ont fait devenir ce que je suis, un sculpteur, un poil ringard, qui vend ces œuvres et vit grâce à ça ; j’en suis très fier, c’était mal barré au départ, j’aurais pas tenu. »
Il faut faire le tour de l’exposition en lisant cette histoire : Thomas et Milo se sont rencontrés sur Grindr, ils se sont d’abord promenés au bord du Danube5 . Milo est un prénom serbe, comme le poète et diplomate Miloš Crnjanski, me dit Thomas - et j’apprends l’histoire entre l’Autriche et la Serbie à cette occasion, la rétribution générale anti-serbe de l’Autriche au début de la première guerre mondiale durant laquelle Crnjanski est persécuté et forcé de s’engager dans l’armée contre la Russie. Milo prévient qu’il ne doit pas rentrer tard chez ses parents, le jour où ils se voient. Un moment, ils doivent accélérer, ils jouissent, Milo se rhabille ensuite, assez vite, il sort du parfum et une Chupa Chups6 de sa veste - sûrement pour lui éviter l’odeur de la sueur et de la cigarette. Thomas accompagne Milo à son Uber, ils s’embrassent, puis il revient dans l’appart, s’allonge, fume une clope, et se met à pleurer comme quand on est très stupidement amoureux, il me dit : « tu vois ? ». Et c’est là qu’il a l’idée des tableaux avec les cœurs un peu malades, avec le velours qui rencontre le vinyle7 , glissé par dessus de manière assez sensuelle. Il me dit, « c’est comme ca que j’ai travaillé, et c’est à un peu près toujours comme ça que ça se passe - ce qui est assez drôle c’est qu’il n’en résulte que des objets très pop et séduisants comme à chaque fois, mais ça aussi, c’est à cause en partie des mecs et mon romantisme. »
Quand Thomas me parle de cette exposition, je pense à Bijou. Bijou est le personnage d’un roman de 179 pages écrit par Philippe Joanny que j’ai connu car il était le meilleur ami de Guillaume Dustan8 , et c’est par lui qu’il fallait passer pour travailler sur l’œuvre de son ami. Ça c’est la manière dont je l’ai connu, mais depuis, nous sommes devenu.e.s ami.e.s. Bijou est un texte qui est passé entre des centaines de mains sans jamais n’être publié : trop compliqué de publier ÇA pour les éditeurs. L’histoire raconte celle d’une jeune personne dont le genre serait difficile à définir. Qui vit dans un lieu, difficile à définir aussi, « une des cinq tours plantées sur la colline en bordure de la ville. Quand on est là-haut, on domine la ville et les autres villes d’à côté. Avec leurs vingt-cinq étages, les tours sont très impressionnantes, surtout de loin, elles semblent émerger de la terre comme les cinq doigts d’une main. »9 Il vit là avec son père, dont il s’occupe consciencieusement suite à la mort de sa mère, car ce dernier est alcoolique, puis malade, jusqu’à mourir à la fin (c’est Bijou qui le tue). Et quand il ne s’occupe pas de son père, la nuit, Bijou part dans le petit bois de cruising.
Bijou me fait penser au personnage de Jeanne Dielman de Chantal Akerman. Une travailleuse du sexe et une ménagère, très appliqué.e. C’est un enfant aussi. Bijou est un peu tout ça, c’est à dire tout.e.x.s celles et ceux qui subissent, et s’allient contre le patriarcat, qui se réapproprient leur sexualité pour renverser la domination. L’espoir de Bijou c’est la pratique du cruising, c’est par là que Bijou réussira à s’émanciper de l’emprise de sa famille et partir de ce non- lieu. Tout au long du roman, il apprend son désir, ses gestes, ses limites de soumission, apprend à en parler : « Soudain je remarque un autre homme caché derrière un arbre. (…) Il est en train de se la caresser. De près, elle est encore plus longue et plus grosse. Tiens, un appareil photo pend à son cou, il est peut-être photographe ? Il me regarde avec des yeux brillants, sa bouche fait une drôle de grimace quand il sourit, sans doute à cause de cette grande cicatrice qui lui barre la joue. Il avance en se la tenant à deux mains. Tiens, il boite. Si je ne me trompe pas, c’est sa jambe gauche, elle est plus courte que la droite. Je commence à baver. »
Et j’en reviens à l’exposition 17, à Milo, le soft heroe10 de cette exposition, parmi les soft heroes de Thomas Liu Le Lann, ces soft sculptures de corps anthropomorphiques cousues qui dégoulinent par terre ou sur des socles ; une bande de clones au fil des expositions, que Thomas produit depuis la HEAD à Genève (où il a étudié en 2017 et 2018) - celui avec les pinces, celui avec le t-shirt smiley, celui sans tête très bien habillé… C’est certainement eux qui m’ont fait penser à Bijou. Ils sont toujours quelque part dans l’espace, liquéfiés et lasses, comme après qu’on a fait l’amour. Leur lassitude les rend vulnérables, une masculinité affectée et dé-sublimée, qui contamine d’un espoir de déconstruction, par effet de désacralisations diverses, l’ensemble des installations. Il faut penser à la dimension narrative et finalement performative de cette exposition 17, qui, à la manière de ce type de gestes scénographiques dans une galerie, crée une parodie de l’ordre des choses, patriarcal, et des rapports de pouvoir et de représentation portés par l’ensemble des pièces dans l’espace, par l’agencement des peintures de cœurs cheesy, des presque ready-mades miroirs (pharmacie ou reflet au fond d’une chaussure), et du poème d’amour adressé à Milo en lettrage sur un mur.11
Fragile et prétentieux (dans son économie de production notamment), ce que Thomas produit me renvoie au début de ce texte, « …you turned me inside out again and exposed myself – to myself – and I guess that’s good again ». Sans cynisme, il sait qu’il s’expose complètement, qu’il prend des risques et qu’il prend la charge. Quand j’essaye de le faire parler de sa position au sein du monde de l’art, il me rappelle qu’il ne croit « pas du tout » à la permanence du travail d’un artiste, surtout du sien, que si ça pète il peut faire autre chose, ouvrir un bar avec sa mère ou juste disparaître 10 ans comme Alberto Tadiello ; et le mantra Chris Korda revient : « Rich people are dumb / I hope they succumb / In expensive cars / Or condos on Mars / Selfies on the moon / They can’t die too soon / I hope they’re afraid / Of the mess they’ve made »12
Thomas Liu Le Lann a rencontré Milo à Vienne en octobre 2020. Il est tombé amoureux de lui, comme il tombe souvent amoureux. L’histoire de cette exposition commence à cette histoire d’amour.
Olga Rozenblum est commissaire d’exposition, productrice, programmatrice. Elle est co-fondatrice de l’espace indépendant Treize à Paris, et de structures de production dans le champ de l’art contemporain. Elle a enseigné à l’ENSAPC Paris-Cergy et à Parsons School, et intervient actuellement à la HEAD-Genève. Son travail de recherche récent s’articule sur les manières dont des artistes et des œuvres peu ou non visibles peuvent trouver ou retrouver des moyens de production et des voix de diffusion. Il s’agit par exemple de la diffusion des films de Guillaume Dustan, et d’une programmation autour du fonds du Centre de documentation international Grisélidis Réal à Genève. Pour sa recherche « Bottom-up. Récupérer nos histoires », elle est lauréate du soutien à la critique et la théorie du CNAP en 2020.