Food futurism: Perspectives AFFP en conversation avec Jacques Falquet, biochimiste

Raphaëlle Mueller ―
Les changement climatiques et la perte de biodiversité, conjugués avec les évolutions technologiques et les logiques économiques, vont entraîner d’importantes transformations dans la manière dont les aliments seront produits. En guise d’anticipation de cela, des agribusiness appelés Big Ag investissent depuis quelques années dans des technologies indoors sophistiquées permettant de cultiver des végétaux dans des environnements hautement contrôlés, nous projetant dans l’avenir d’une dépendance totale à Monsanto & Co. Néanmoins, des startups issues du mouvement OpenAg (Open Agriculture) cherchent à développer ces technologies d’agriculture indoor dans un registre open-source. Utilisant, tout comme les Big Ag, les derniers développements en matière d’automatisation, d’intelligence artificielle et de computer vision, ces startups promettent une agriculture de laboratoire au climat artificiellement maîtrisé et au terroir reproductible, alimentant les plantes par des systèmes hydroponiques ou aéroponiques sous lumière LED.

Plutôt que de subvertir le Big Ag, OpenAg risque d’en renforcer les pouvoirs et de devenir à son tour un big business. Dans une double posture critique quant au food computing et au capitalisme open-source, AFFP élabore et expérimente un mode de production alimentaire horizontal et autonome, libre, durable, biologique, DIY et citoyen. Prenant en compte les menaces et les dégâts infligés à notre biosphère (toxification et acidification des eaux et des sols, régimes climatiques extrêmes, épuisement des aquifères, extinction animale et bactérienne, fractures métaboliques et disparition de la pollinisation, cultures OGM et effondrement économique - pour n’en citer que quelques-uns), AFFP imagine une alternative alimentaire basée sur la cultivation de bactéries telles la spiruline et la kombucha, les champignons et les insectes comestibles, cultivés par chaque citoyen_ne pour sa consommation propre ou à échelle très locale (kitchen farms). Ce scénario spéculatif tente ainsi d’articuler une perspective
moins angoissante du futur, par une forme d’’empowerment’ et d’autonomie citoyenne. Afin d’articuler ces perspectives, commençons peut- être par évoquer ‘les contours du possible’ en matière de nutrition humaine.

Jacques Falquet ―
Dans un premier temps, on pourrait considérer trois grands modèles agricoles, sous l’angle de leurs sources d’énergie et de matière:

Type 1: L’agriculture ‘chlorophyllienne directe’ soit tous les systèmes agricoles antérieurs à la révolution industrielle qui ne comptent, directement ou indirectement, que sur l’énergie solaire du moment, via sa transformation par les systèmes chlorophylliens. Elle n’utilise (presque) ni énergies fossiles, ni énergies renouvelables non-chlorophylliennes (genre photovoltaïque, éolien, hydraulique…). Ce sont donc toutes les agricultures préindustrielles dites ‘traditionnelle’ mais aussi n’importe quelle autre activité ‘traditionnelles’ de production de nourriture (chasse, pêche, pisciculture, cueillette sauvage, etc.).

Type 2: L’agriculture ‘à énergies non- renouvelables’: ce sont les systèmes d’agriculture dits ‘industriels’ basés sur l’utilisation massive du carbone fossile. Les aliments produits ainsi contiennent en fait bien plus de calories pétrolières que solaires. On peut donc dire que les consommateurs mangent en fait du pétrole transformé (bien plus que du soleil transformé). Le bilan tourne autour de 7-8 calories de pétrole pour 1 calorie alimentaire consommée. Ce bilan tient compte de l’ensemble du système alimentaire donc non- seulement de la fabrication des engrais et pesticides ou des carburants pour tracteurs, mais aussi du transport des marchandises, de leurs emballages, manutention… Et jusqu’au chauffage des restaurants où cette alimentation est consommée.

Type 3: Une agriculture, encore à développer, qui pourrait être appelée ‘intensive, à énergie exclusivement renouvelable’. Elle n’utilise en fait que de l’énergie solaire, mais pas seulement via la transformation chlorophyllienne: elle est intensifiée par d’autres ‘transformateurs solaires’ (photovoltaïques, éoliens, hydrauliques, etc.). Cette énergie solaire supplémentaire peut servir, par exemple, à synthétiser des engrais, à faire tourner les tracteurs et le reste du machinisme agricole… et la myriade d’éléments d’un système alimentaire moderne. On en vient probablement à manger moins de ‘soleil chlorophyllien’ que de soleil ‘non- chlorophyllien’.

Pour te donner une idée, le ‘système 1’, dans ses meilleures performances historiques, permet (très localement) de faire vivre environ 10 à 15 personnes par hectare (10’000 m2, un carré de 100m de côté) d’emprise au sol…
Mais c’est absolument exceptionnel, en moyenne mondiale ce système permet de nourrir moins de 2-3 personnes par hectare cultivé. Actuellement, la surface cultivée sur notre planète est d’environ 1.5 milliards d’hectares. Une première limite absolue pour ce système donne donc env. 3.7 milliards d’humain pouvant se nourrir de cette façon sur notre planète… Or nous avons largement dépassé les 7 milliards en 2019. De plus, cette estimation est en fait absurdement optimiste car une bonne part des terres cultivées actuellement ne peuvent l’être qu’avec le secours des moyens propres à l’agriculture de ‘Type 2’.

Raphaëlle Mueller, Jacques Falquet, Food futurism: Perspectives. AFFP en conversation avec Jacques Falquet, biochimiste, 2019