Voici comment je m’en suis sorti. Comment ça n’a pas eu de conséquences pour moi, comme si ça n’avait jamais eu lieu, sauf que, si je n’avais pas été là, ça n’aurait effectivement jamais eu lieu. Par conséquent personne ne s’en souviendrait. C’est donc sans grande conviction que je raconte cette histoire, c’est juste que je suis le seul à pouvoir le faire et je me plie ainsi à mon devoir. Le Problème est : je suis le dernier qui puisse raconter cette histoire, parce qu’elle ne m’a pas impressionnée du tout. Je reconnais donc que ce sont ceux qui ne peuvent pas la raconter qui auraient sans doute eu le plus à en dire. Je ne sais pas grand-chose de cet endroit, c’est vrai. Je ne sais pas qui est le chef de la place, ni même s’il y en a un. Sans doute pas, je suppose. C’est presque la nature, en quelque sorte. Conçue, pensée, mais la nature. Mais on parlera de conception une autre fois, on parlera de Lui une autre fois.
La vérité et l’art ne font pas bon ménage. voyez ces gens manifestement touchés par la vérité mais qui ont choisi de la laisser filer. comme lui. mais au fond c’étaient des pessimistes (bien que d’une manière contre-intuitive), ce n’est pas leur faute.
Quand j’avais une dizaine d’années, j’avais toujours en tête la liste des enfants qui ne m’aimaient pas. Je sortais pour la récréation, je me comportais comme on le fait pendant les récréations, et je dressais en même temps une liste de noms, j’essayais de faire le bilan des inimitiés. Quand il contenait peu de noms, alors la semaine serait bonne. Les mauvaises semaines, la liste pouvait devenir très longue. Comme c’est le cas de beaucoup d’enfants un peu différents. Je détestais les enfants de mon école et je détestais cet environnement en général.
Mon frère ne s’intéressait pas tellement à moi. À partir de l’âge de 15 ans, il passait toutes les soirées après l’école sur la place principale du village. Un mec baraqué de 33 ans, et qui empestait l’eau de Cologne, venait le chercher à l’école. J’essayais de m’incruster dans la voiture avec eux afin de réduire mon sentiment d’exclusion. Mais ils avaient décidé que j’étais un boulet, à fuir en public. Donc à partir de ce moment j’allais à l’unique cybercafé, de l’autre côté de la place, je mangeais du fromage et je jouais à des FPS en attendant qu’ils finissent de fumer leurs blunts.
À l’époque, mon père travaillait de nuit à l’usine du coin, ce qui signifiait que je finissais par aller moi aussi sur la place pour fumer et me défoncer. J’allais aussi très souvent draguer dans les lieux de drague. En fait je passais vraiment beaucoup de temps à draguer dans les lieux de drague. Quand il apparut pour la première fois, je n’étais pas là. Ou peut-être que si. Il apparut dans les fourrés aux sentiers sinueux mais aux clairières lumineuses : c’était une lueur blanche. C’est-à-dire bleue-verte, puis rouge, sous un glaçage blanc. Derrière les feuilles qui scintillaient dans le vent et la lumière du soleil. Connaissez-vous ceux-là, chez qui l’acte d’ôter ses vêtements nous fait redescendre, puis les remettre nous fait redescendre, et ce qui se passe entre les deux n’est que factuel, pour ne pas dire fonctionnel.
Il y eut une apparition et elle était très grande et bien dessinée – blanche, comme un horrible Aryen. Avec ce qu’il faut là où il faut. Des yeux gris-verts et un petit cul serré dans un jean baggy ridicule auquel il accrochait souvent une chaîne de métal rouillé. C’était une sorte de gamin post-emo, enfermé dans une bulle nostalgique. Il écoutait Linkin Park en boucle et c’était mignon sa manière de squatter le coin de la rue en chantant « Crawling in my skin… » à pleins poumons et en fumant les cigarettes aux herbes de son beau-père. Son visage devenait rouge, tout son corps tremblait, comme s’il allait chier une énorme merde – et ça me faisait bander.
Il n’apparut d’abord que partiellement : des lueurs blanches entre feuilles et fourrés. C’était parce qu’il fallait d’abord que je me rapproche – et je me suis rapproché, mais lentement. égaré dans deux directions et demi, dont l’une dominait, qui était celle droit devant.
Il avait peur, je ne comprenais pas vraiment pourquoi. Le jour de son vingt-et-unième anniversaire, il s’est pendu au seul réverbère de la place du village. Quand on l’a découvert, sa peau blafarde était brûlée par le soleil. Il avait l’air d’un poulet rosé à l’os, ses pieds tout maigres se balançaient au-dessus de la chaise dont il s’était servi pour grimper là-haut. La seule explication que j’avais, c’était un iMessage de la nuit précédente : « Je réécris la pièce sous la forme d’une tragédie purement intérieure. »
Même domestiqué, un feu reste un feu, c’est-à-dire : dévorant, et le consumer soi-même est quelque chose de vraiment incroyable, mais de vraiment solitaire, aussi. Il existe toujours le danger que ce que la consumation dépose sur/en nous ne soit que pour nous et pour personne d’autre.
Je regarde dans mes notes, elles disent : La seule chose qui me semble logique, c’est ce qui reste là, et qui pleure. Mais bonne chance pour justifier ça.
Texte d’exposition de Mohamed Almusibli
Exposition personnelle dans le cadre de Parallels Part 1: Astral Border, CAN Centre d’Art Neuchâtel, Suisse (30.01 – 24.04.2022).