Anaïs Wenger s’empare du réel, compose des situations et met en scène des expériences. Elle crée des moments partagés, des contextes qui perturbent, déjouent et manipulent les constructions culturelles collectives. Habile et poétique, son travail plastique s’ancre dans les principes de la narration. Qu’il prenne la forme de textes, de sculptures, d’installations ou de performances, il opère toujours dans le déplacement, à travers le temps, – déplacements de pratiques et de savoirs-faires dans le champ de l’art ou déplacements des regards et des expériences sur le réel –, déstabilise les attentes et supperpose les grilles de lectures. A travers ces opérations de transferts, Anaïs Wenger pose un regard sur les systèmes de valeurs, sur ce qui lie le luxe au kitsch, l’abstrait au concret, l’art à la vie.
Si ses œuvres ont souvent l’élégance de la simplicité et de l’épure, elles n’en sont pas moins complexes et troublantes, ouvrant sur des interprétations multiples. Rien de frontal et d’univoque. Il s’agit de perspectives qu’il nous appartient de traverser et de construire avec elle, des partitions ouvertes subtilement insérées dans le quotidien dont elles se nourrissent. Anaïs Wenger tire ainsi de nouvelles narrations d’objets, de formes et de situations déjà-là. Elle en suggère différents éclairages poétiques et critiques, des récits alternatifs d’un connu devenu surprenant.
S’appuyant sur le concept de cliché, d’images partagées, de souvenirs collectifs, l’artiste puise dans le répertoire des films adolescents (coming of age movies), des chansons d’amour dramatiques populaires (« Wicked Game » de Chris Isaak ou « La Tosca » de Giacomo Puccini), de la féérie du patinage artistique ou des émois des corps dansant le slow. Une vision « romantique » – terme désignant à la fois un tempérament sentimental, exalté, rêveur, mélancolique, mais renvoyant également à l’imagination, à la fiction, au roman. Le romantisme comme langage commun qui précède l’expérience, comme phénomène fabriqué, sincère et faux, mystifié et désabusé. Le sentiment comme ready-made.
Dispositif de monstration par excellence, la vitrine est à la fois le lieu du désir et de la frustration. Elle incarne un espace privilégié pour penser les relations de l’art au commerce, au fantasme et aux mécansimes de sacralisation. Ici, Anaïs Wenger présente le flacon de parfum dans son potentiel performatif, discursif et poétique. Entité biface à la fois consommable et sémiotique, le parfum est doté d’une valeur d’usage et d’échange, chargé d’une symbolique forte. Fruit d’une construction sociale de démarcation et de goût, le parfum est un ornement invisible : un signe distinctif imperceptible, un attribut « stylistique de l’existence »1 et de la mise en scène de soi.
Anaïs Wenger nous met face à un objet spécifiquement destiné à être en contact avec les sens. Pourtant, lorsque la fragrance est captive dans un flacon, lui-même inaccessible derrière le verre d’une vitrine, elle devient image. A la fois contenu et contenant, c’est sa forme, sa matérialité et son nom qui déterminent sa désirabilité.
Jouant avec les mots, l’artiste compose un poème, une histoire acide et sucrée, une anti-ekphrasis olfactive. Explorant les champs lexicaux du parfum à la manière des oulipien.ne.s, elle construit un puzzle d’odeurs conceptuelles, liant songes sensuels, (dé)construction romantiques et voyages littéraires. Simultanément subjective et partageable, l’odeur se fait alors espace de projection volatile et véhicule d’un onirisme fictionel. Si le parfum convoque un flux de marques connues et de contrefaçons, une industrie, un marché, Anaïs Wenger nous rappelle également l’imaginaire collectif qu’il distille : des paysages exotisants, des visions colorées et heureuses, des passions voluptueuses. Le parfum comme synesthésie émouvante et banale. Le parfum comme sentiment.