JOSSE BAILLY â ENTRETIEN n°1, le 03.02.2020 :
Entretiens avec Josse Bailly
Benjamin Terrier
Benjamin Terrier:
En 2017, lâexposition Zeitgeist 1
parle dâun retour de la figuration. Ă ton avis, quels sont les facteurs qui ont pu favoriser lâĂ©mergence dâune tendance figurative en Suisse ?
Josse Bailly:
Je ne sais pas trop. Il y a eu un galeriste du nom de Anton Meier qui a amenĂ© pas mal dâartistes figuratifs suisses allemands dans les annĂ©es 1960-70. Ils font partie des artistes qui ont inspirĂ© Tobby Landei. Il y a aussi eu les frĂšres Stroun qui ont amenĂ© plus de rĂ©fĂ©rences des USA.
Notamment les comics amĂ©ricains, les Hairy Who, Jim Shaw et Philip Guston. Quand jâĂ©tais Ă la HEAD, la figuration commençait Ă bien marcher. Rapidement tout le monde sâest mis Ă faire des
bonhommes.
BJ:
En 2019 tu as participĂ© Ă une exposition à la Villa Sarasin qui avait pour nom Bad Painting. Pourquoi une telle rĂ©fĂ©rence ? Y a-t-il une volontĂ© dâexprimer une filiation avec la peinture figurative
des années 1980 ?
JB
Le nom nâest pas notre idĂ©e, Ă Hayan Kam Nakache et moi, mais celle de Elena Montesinos et de PrĂ©sident Vertut. Ă mon avis, le Bad Painting est un faux mouvement. Câest juste le nom dâune expo qui a Ă©tĂ© rĂ©cupĂ©rĂ©e par le marchĂ© et la presse.
BJ
Venons-en Ă ta propre pratique. Quelles sont tes sources dâinspiration ? Comment travailles-tu ?
JB
Jâai toujours aimĂ© les vieux peintres figuratifs suisse allemands. Tel que Disler, SchĂ€rer ou Kuhn. Quand jâai commencĂ©, je mâinspirais aussi de « mauvais street art ». Mais, Ă dire vrai, quand jâai dĂ©butĂ©, en autodidacte, je faisais de la peinture abstraite. Une sorte de sous-MirĂł. Aujourdâhui jâapprĂ©cie lâattitude « punk », en marge du canon. Au-delĂ de cette question dâattitude, mes influences sont trĂšs variĂ©es. Cela inclut lâart « tribal », Kippenberger et des artistes actuels comme Gilles Roetzetter et Beni Bishof. Toutefois, Ă lâĂ©poque de Tobby Landei, je ne mâintĂ©ressais pas encore Ă ces deux artistes.
En comparaison avec Hayan, je pense que jâai plus de rĂ©fĂ©rences pop, notamment en musique. Ă mes dĂ©buts, jâĂ©tais assez fermĂ© vis-Ă -vis de lâart contemporain, mais je me suis ouvert depuis.
De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, je bosse Ă partir dâimages, mais parfois aussi de tĂȘte. Mon approche est basĂ©e sur une libertĂ© totale de style, de format et de thĂ©matique. Mon travail repose sur lâexpĂ©rimentation.
Je ne me soucie pas de savoir si je vais rater ce que jâentreprends. La notion de concept ne mâintĂ©resse pas. Pour moi, il faut que les choses aillent vite. Je nâaime pas passer des heures ou des journĂ©es entiĂšres sur une mĂȘme toile.
BJ
Quâest-ce que Tobby Landei au juste ?
JB
Ă la base câest un espace-vitrine gĂ©rĂ© par Hayan et moi-mĂȘme. Ensuite câest devenu un genre de collectif qui pouvait regrouper Hayan, moi et dâautres artistes. Lâobjectif Ă©tait dâemmerder les curateur-trice-x-s qui, Ă notre avis, prennent trop de place dans le monde de lâart. Il y a trop dâexplications et de texte dans lâart contemporain. Cela tue le cĂŽtĂ© vivant de lâart. Dâailleurs, il nây a jamais eu de texte dans les expos Tobby Landei, ni dans le catalogue quâon a sorti.
Un autre aspect de notre travail Ă©tait de tester diffĂ©rentes formes dâaccrochages. Notamment en nous inspirant de ce qui se faisait aux USA dans les annĂ©es 2000. Aujourdâhui les choses sont diffĂ©rentes. La figuration est devenue vraiment hype et tous les jeunes sây mettent. Toutefois, on voit moins ce genre dâaccrochages chargĂ©s et alternatifs quâon essayait de faire.
BJ
Lors de notre derniĂšre entrevue, tu mâas expliquĂ© que Tobby Landei Ă©tait, Ă lâorigine, le nom dâun espace-vitrine. Le nom semble toutefois sâĂȘtre Ă©tendu Ă un groupe dâartistes que nous pourrions dĂ©finir comme un collectif. Pourrais-tu me dire comment lâintĂ©gration au sein de ce collectif se faisait ?
JB
Ă la base on Ă©tait deux, Hayan et moi, donc si l’un de nous dĂ©cidait dâinviter quelquâun, on ne disait pas non. En lâoccurrence, câest Hayan qui a fait venir Alan Schmalz, puis TimothĂ©e Calame. Mais comme tu lâas dit, Ă lâorigine le nom Tobby Landei se rĂ©fĂšre Ă un espace-vitrine de la rue des Ătuves. Il se trouvait Ă cĂŽtĂ© de la librairie Cumulus et câest Catherine, de Cumulus justement, qui nous lâa passĂ©. Avant nous, lâespace Ă©tait gĂ©rĂ© par Benjamin Stroun. Mais je ne sais pas trop ce quâil y a fait.
CâĂ©tait dans un genre de semi-squat qui allait bientĂŽt ĂȘtre rĂ©novĂ©. CâĂ©tait vraiment une vitrine donc lâespace Ă©tait petit et les expositions se passaient dans la rue en fait. Une fois que cet espace a fermĂ©, on est devenu nomades et on a fait cette expo Ă Hard Hat. Je crois que câest Fabrice Stroun et Balthazar Lovay, qui gĂ©raient lâespace, qui ont invitĂ© Hayan. Du coup Hayan mâa intĂ©grĂ© et on a appelĂ© lâexpo Tobby Landei Keeps on Truckinâ. LâidĂ©e avec Tobby Landei câĂ©tait de pouvoir parasiter les expositions. Ce qui fait quâĂ Hard Hat il y avait aussi des Ćuvres de Lucas Delmenico et Alan Schmalz, qui nâavaient pas Ă©tĂ© invitĂ©s par Balthazar et Fabrice. Cette pratique a pu Ă©nerver
certains curateur-trice-x-s par moments, enfin jâimagine.
Tobby Landei keeps on Truckin’, vue d’exposition Ă Hard Hat, GenĂšve, 2010
photo © Hayan Kam Nakache
JOSSE BAILLY â ENTRETIEN n° 2, le 21.07.2020 :
BJ
Mais ce nom, Tobby Landei, il se réfÚre plutÎt à Hayan et toi ? Ou à un ensemble plus large ?
JB
En fait ça nâa jamais Ă©tĂ© vraiment trĂšs clair. Câest aussi pour ça quâon a arrĂȘtĂ© au bout dâun moment.
Ăa portait Ă confusion. Par exemple au CAC, on a eu carte-blanche et du coup on a pu faire venir plein dâartistes.
Par contre, sur lâaffiche, on Ă©tait tous regroupĂ©s sous le nom Tobby Landei. Nos noms nâapparaissaient pasâŠ
Main on a jamais vraiment su ce quâon faisait. AprĂšs si des gens disent que câest un collectif, câest bien aussi. Câest devenu un collectif mais on lâa jamais cherchĂ©. LâidĂ©e câĂ©tait surtout de rigoler et dâavoir une contre-partie conceptuelle, ne pas trop rĂ©flĂ©chir. Faire quelque chose un peu autour de lâironie et de lâhumour.
Ă un moment, quand lâespace-vitrine a fermĂ© en 2010, on sâest demandĂ© si on devait chercher un autre espace…Mais on en avait pas tellement envie en fait. On a jamais aimĂ© faire des demandes de fonds, etc. On nous a mĂȘme proposĂ© de nous prĂȘter des Ćuvres dâartistes plus connus pour monter des expositions. Mais ça ne nous intĂ©ressait pas du tout. On exposait que des inconnus. Dâailleurs, notre premiĂšre expo on lâa dĂ©diĂ©e Ă un artiste amĂ©ricain quâon a rencontrĂ© au marchĂ© aux puces. Il est mĂȘme pas venu au vernissage, il nâen avait rien Ă cirer au faitâŠ.
BJ
Tu dis que votre peinture se veut drĂŽle, satirique. Est-ce quâil y a une volontĂ© de faire de la critique, de la sociĂ©tĂ© ou du monde de lâart, par lâintermĂ©diaire dâun ton humoristique ?
JB
Non vraiment non. En fait avec Hayan on essayait de ne pas trop rĂ©flĂ©chir, sauf sur la forme. On ne choisissait pas forcĂ©ment des sujets critiques. Par exemple une fois on avait fait un truc dans un skatepark. Du coup on est allĂ©s Ă la Migros et ils distribuaient des vignettes dâanimaux. Alors on sâest dit quâon pourrait peindre ça⊠Il nây avait pas de rĂ©flexion critique lĂ -derriĂšre. Ăa va toujours trĂšs vite aussi. On trouve une idĂ©e et on y va. Par exemple, Ă Hard Hat, on nous avait demandĂ© de rĂ©flĂ©chir longuement Ă un dĂ©tail dâaccrochage â les ombres des tableaux sur le dĂ©sert. Nous on ne fonctionne pas comme ça. On prĂ©fĂšre ĂȘtre directs, spontanĂ©s. Faire les choses sur le moment. Si on sâoccupe de lâaccrochage nous, câest sĂ»r quâon va faire quelque chose d’installatif.
Si je fais un accrochage, par exemple, je veux me marrer. Mais je ne rĂ©flĂ©chis pas plus loin. Je nâai pas envie de rĂ©flĂ©chir des heures Ă la meilleure maniĂšre dâaccrocher un tableau. Je ne suis pas dans le concept⊠Bon le no-concept câest dĂ©jĂ un conceptâŠ
BJ
Le langage pictural développé par Tobby Landei est purement figuratif. Pour quelles raisons ?
JB
La peinture que nous faisons est sincĂšre, elle vient des tripes. Câest vraiment quelque chose dâintĂ©rieur, liĂ© aux Ă©motions. La figuration nous permet dâexprimer ça. Nous faisons des « bonhommes » parce que ça nous fait du bien, pas juste pour faire des « bonhommes ». Nous condamnons lâidĂ©e de lâart pour lâart, de la peinture pour la peinture. Pour nous la figuration nâest pas un prĂ©texte pour parler de peinture.
BJ
Est-ce quâon peut, par contre, parler dâune rĂ©action face Ă un contexte genevois peut ĂȘtre plus orientĂ© vers lâart conceptuel (Klat, Gygi, Armleder, Fleury,âŠ) ? Ou face Ă la tradition suisse de lâabstraction (Max Bill, Itten,âŠ) ?
JB
Je ne sais pas trop⊠oui et non⊠le but premier nâĂ©tait en tout cas pas dans cette optique. CâĂ©tait plus de rigoler et dâĂȘtre assez spontanĂ©. CâĂ©tait trĂšs basique câest sĂ»r⊠Mais aprĂšs, de maniĂšre indirecte, en tant quâĂ©tudiant aux beaux-arts, tu commences Ă cĂŽtoyer tout ce monde là ⊠En plus moi je faisais la surveillance au MAMCO. Donc forcĂ©ment tu vas vouloir te moquer un peu de ces artistes. Moi je ne crois pas au sacrĂ©, ni au gĂ©nie artistique. Pour moi il nây a pas de meilleur artiste,
de meilleur peintre,⊠Ăa nâexiste plus tout ça. Câest peut ĂȘtre ça qu’Armleder a amenĂ©, quâil nây ait plus de gĂ©nie. Je sais que certains curateur-trice-x-s vĂ©hiculent, encore aujourdâhui, lâidĂ©e quâune individualitĂ© artistique peut ĂȘtre meilleure quâune autre⊠Moi je nây crois pas.
Ce que jâessaie de faire moi câest plutĂŽt quelque chose de mainstream. Comme disait Hayan, tous les sujets sont bons. Hayan disait quâil faut tout faire : un graffiti, un truc Ă la Pollock, un smiley, un monochrome sur lequel tu colles une photo de chat,⊠Je sais que certaines personnes dĂ©testent ça.
Par exemple suite Ă notre expo Hommage Ă RenĂ©e, pour laquelle on avait peint la vitrine en vert avec de la mousse expansive, il y avait eu des plaintes de gens qui ont dit que câĂ©tait trop moche.
Dans le milieu de lâart, par contre, ça a Ă©tĂ© bien accueilli.
Pour ce qui est de lâart abstrait, je ne dirais pas quâon a consciemment souhaitĂ© prendre le contre-pied de lâabstraction. Ce nâest pas pour cela quâon fait de la figuration. On a pas vraiment rĂ©flĂ©chi à ça. Dâailleurs, il mâest mĂȘme arrivĂ© de faire de la peinture au scotch quand jâĂ©tais aux beaux-arts.
BJ
Le questionnement autour de la question du bon/mauvais goût semble trÚs présente dans ton travail. Est-ce que vous faisiez exprÚs de louper des peintures par moment ?
JB
Oui par moments ça nous est arrivĂ©. Je me souviens par exemple quâau CAC (Centre d’art contemporain de GenĂšve), on avait amenĂ© des objets qui nâavaient rien Ă voir. Pour ma part jâavais fait une sorte de sculpture-bougeoir avec des bouteilles de tĂ©rĂ©benthine. Du coup, une des artistes quâon avait invitĂ©e est venue me dire que câĂ©tait trop, que je ne pouvais pas faire ça⊠Mais câest faux, tu peux tout faire, tu peux faire nâimporte quoi et tout a dĂ©jĂ Ă©tĂ© fait mille fois de toute maniĂšre. Ce nâest pas si facile de faire du moche car ce qui va te sembler affreux va parfois plaire Ă dâautresâŠ
Pour ce qui est de la qualitĂ© au sens plus large, câest vrai que je nâaime pas forcĂ©ment les trucs hyper lĂ©chĂ©s ou bien faits. Il y a des artistes qui tiennent beaucoup Ă utiliser du bon matĂ©riel, une belle toile, etc. En ce qui me concerne jâaime mieux les vieux trucs du genre Friedrich Kuhn, Hans SchĂ€rer. Je suis plus intĂ©ressĂ© pas les artistes modernes que les contemporains en fait.
BJ
Est-ce quâil y avait une volontĂ© de dĂ©ranger ou choquer ?
JB
Oui et non. Car au fond on est quand mĂȘme contents quand les gens aiment bien. On fait des tableaux trĂšs colorĂ©s et somme toute assez jolis. Je dirais plutĂŽt quâon fait quelque chose dâartisanal.
Tobby Landei câest une approche artisanale, câest du homemade.
BJ
Dans un des documents que Hayan mâa fourni, il y a un court descriptif de Tobby Landei. Il est Ă©crit, notamment, que le but de Tobby Landei est dâavoir un espace dâexposition pour les artistes qui font de la peinture figurative et, plus particuliĂšrement, ceux qui font des personnages de type « gros pieds â gros nez ». Est-ce que câĂ©tait vraiment un facteur de choix ?
JB
Oui et non, car on a aussi invitĂ© des artistes qui nâĂ©taient pas lĂ -dedans, comme Nelly Haliti. AprĂšs câest surtout Hayan qui a ramenĂ© des gens car il est plus sociable que moi. Il a notamment amenĂ© pas mal de gens du graffiti.
Ce qui a fait que nous deux faisons des trucs ensemble est que dĂšs le dĂ©but, on sâest trĂšs bien entendus. Ăa a tout de suite fonctionnĂ© entre nous.
BJ
Vous vous inspirez beaucoup dâĂ©lĂ©ments de culture populaire. Est-ce quâon peut parler dâune forme dâappropriationnisme selon toi ?
JB
Oui dans un sens. Mais aujourdâhui, de toute façon, lâappropriationnisme est partout. Dans la publicitĂ©, sur les pochettes de disque,âŠ
Dans notre travail câest spontanĂ©. Ce nâest pas quelque chose quâon a thĂ©orisĂ©. Ăa passe plus par internet ou les mĂ©dias que par lâhistoire de lâart. Fabrice Stroun, par exemple, admire le travail de Jim Shaw, quâil nous a beaucoup montrĂ© Ă la HEAD. Lui est vraiment dans une pratique de lâappropriation qui est au coeur de son travail. Quand on sâinspire dâune image on va toujours la dĂ©tourner. On va toujours rĂ©adapter lâimage que lâon copie, la transformer. On ne va jamais recopier un tableau ou une image telle quelle. Si tu fais ça tu sacralises quand mĂȘme lâimage. Nous on en a rien Ă faire. On prĂ©fĂšre se moquer, en rigoler. En particulier quand il sâagit dâartistes connus. Tu me diras que câest plus facile…
Mais en fait je nâaime pas les artistes-star, ça ne mâintĂ©resse pas. Je prĂ©fĂšre les anonymes, les artistes peu connus. Je ne suis fan de personne.
Quand jâai rencontrĂ© Hayan, je recopiais des photos de maniĂšre trĂšs rĂ©aliste. Des images de rockstars comme Johnny Cash. Hayan, lui, Ă©tait dĂ©jĂ beaucoup plus libre dans sa pratique. Il venait un peu de la BD mais il avait une pratique plus diversifiĂ©e. Il est restĂ© trĂšs BD alors que moi câĂ©tait plus la musique, le cinĂ©ma et les images, les photos.
BJ
Le Saint-Gallois Beni Bishof dĂ©veloppe un langage qui peut rappeler celui de Tobby Landei. Est-ce une source dâinspiration ?
JB
Non jâai dĂ©couvert ça assez tardivement en fait. Je dirais que mes sources dâinspirations allaient un peu plus puiser dans le cinĂ©ma des annĂ©es 1980-90. Comme Karate Kid, ce genre de films.
- Ndlr. Exposition organisĂ©e par Paul Bernard, Lionel Bovier et Fabrice Stroun au MAMCO, Musée d’art moderne et contemporain de Genève, 22.2.2017 - 17.5.2017 ↩
HĂTEL ABISSO, Vues de l’exposition Centre d’Art Contemporain (CAC), GenĂšve, 01.03.2013 - 05.05.2013
photo © Hayan Kam Nakache