Vissi d'arte 2020

Anaïs Wenger

Vissi d’arte, 2020

Vue de l’exposition personnelle dans la Salle Crosnier, Genève, Suisse

Photo © Greg Clément

Décrite par certaines critiques comme une improbabilité dramatique sans signification musicale, l’aria Vissi d’arte marque toujours une pause dans l’opéra de Tosca. Annoncé par un énorme rallentando et diminuendo, son tempo passe d’un allegro nerveux à la relative tranquillité de l’andante lento appassionato. En d’autres termes, ça ralentit avant d’exploser.

En 1885, après avoir vu une représentation de Tosca avec Sarah Bernhardt dans le rôle principal éponyme, Giacomo Puccini se déclarait bouleversé par l’intensité dramatique de la pièce de théâtre. Ne maîtrisant pas la langue française, son émotion devait surtout à la diction, aux gestes et aux aspects visuels de l’action.

Avec ses dispositifs pré-modernistes de doublage et de répétition, Tosca est l’une des premières performances sur la performance. Le simulacre y est constamment remis en jeu, tant entre les personnages qu’auprès d’un public qui en connaît aujourd’hui l’issue tragique. Reflétant l’un des principes fondamentaux de la musique, la variation naît de la répétition: les thèmes présentent, identifient et accompagnent les personnages tandis que les gestes circulent d’un individu à l’autre.

Remis à l’agentivité des pièces de l’exposition, ces gestes confrontent ici les codes de deux formes de productions culturelles, ouvrant un espace propice à la réflexion sur les possibilités d’actualisation des enjeux thématiques et formels transposés d’un champs artistique à un autre.

Anaïs Wenger

Vissi d’arte, 2020

Vue de l’exposition personnelle dans la Salle Crosnier, Genève, Suisse

Photo © Greg Clément

La perméabilité visuelle et auditive entre les trois espaces de la Salle Crosnier dans lesquelles se déploie l’exposition - faisant écho aux trois actes de Tosca - produit un effet que l’on pourrait qualifier d’hyperunité (néologisme se référant aux règles d’unité du théâtre classique d’après Aristote partiellement respectés par Puccini et au concept d’hyprréalité de Baudrillard préfigurlé par les artifices multi-sensoriels de l’opéra).

L’installation de trois barres son de télévision émettant simultanément trois enregistrements historiques de l’air Vissi d’arte interprété par Maria Callas, questionne les conditions de réception matérielles et médiatiques d’une oeuvre d’art en altérant son potentiel affectif original par une certaine étrangeté (Unicanniness) produite par la juxtaposition auditive des trois performances de la célèbre cantatrice, dont la vie et l’oeuvre se confondent.

L’ambivalence des barres de son en tant qu’oeuvre d’art et outil de transmission sonore, se trouve reflétée par la présence d’une éditoin de six tables miroir dans la grande salle qui servent également d’instrument optique permettant d’observer le lever du jour artificiel dans le grand vitrail zénithal, tel qu’il se produit pendant toute la durée du 3ème acte de Tosca.

Ces tables trouvent leur équivalent dans les tables bleues de marché entreposées dans le vestibule, nommés d’après les vers pseudo-historiques du Chant de Berger. En faisant écho aux tensions entre vérisme et romantisme tardif dans l’oeuvre de Puccini elles illustrent les tensions entre la conservation de la tradition culturelle et les mécanismes post-capitalistes.

Commandée par l’artiste sur un site autrichien et exécutée par une main anonyme en Chine, la peinture à l’huile questionne et thématise les flux de marchandise du capitalisme tardif ainsi que la notion auctoriale. Rappelant les peintures architecturales de monuments historiques vendues par les artistes de rue en constante production des mêmes images, celle-ci reproduit la scénographie du deuxième acte du mélodrame, un aparté fictif de l’historique Palazzo Farnese.

Enfin, la jalousie de Tosca est condensée dans un petit flacon de parfum qui contient un extrait de Belladonne, plante toxique aujourd’hui utilisée pour dilater la pupille de l’oeil. Historiquement et malgré sa nature toxique et psychotrope, elle était utilisée comme un onguant que les gemmes de la Renaissance appliquaient sur les paupières afin d’assombrir leurs yeux. Oh, recondita armonia!

Texte de l’exposition personnelle Vissi d’arte à la Salle Crosnier, Genève, Suisse, en 2020.

Anaïs Wenger, Vissi d’arte, 2020, extrait, 4 min 53 sec

Détail de l’oeuvre:

  • vissi d’arte, vissi d’amore, vissi d’arte, 2020, installation sonore, 6’48’’ (boucle) avec trois enregistrements de Maria Callas (1952, 1953 et 1964), barres de son pour la télévision
  • Adolfo Hohenstein : scénographie de l’acte II, reproduction, 2020, peinture à l’huile, 46 x 36 cm
  • Belladonna, 2020, verre, atropine 0,5%
  • Aurora Romana, 2020, installation lumineuse, 26 min 3 sec, projecteurs à led
  • spéculer, considérer, 2020, édition de 6 sculptures, dimensions variables